"Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur Japon impérial numérotés de 1 à 5". © Pierre Bergé & Associés.

1,5 millions d’euros pour l’exemplaire n°1 de « Du côté de chez Swann »

La quatrième vente consacrée à la Bibliothèque de Pierre Bergé affiche de beaux résultats dont une enchère millionaire pour l’exemplaire n°1 de Du côté de chez Swann offert par Marcel Proust à Lucien Daudet.

Pierre Bergé et les écrits

Cette vente, organisée par Pierre Bergé & Associés en association avec Sotheby’s le vendredi 14 décembre, témoigne de l’amour que portait Pierre Bergé aux écrits, qu’ils soient imprimés ou autographes.

On retrouve, entre autres, une longue lettre amoureuse de Gustave Flaubert à Louise Colet peu après le début de leur rencontre (estimée 10 000 – 15 000 €, adjugée 14 950 €) ; une exceptionnelle collection de 49 lettres autographes d’Édouard Manet adressées à son plus ardent défenseur, Émile Zola (estimées 40 000 – 60 000 €, adjugées 88 400 €) ; une édition originale de la première traduction française du Capital de Karl Marx comprenant un bel envoi de l’auteur à son ami géologue John Roche Dakyns (estimé 40 000 – 60 000 €, adjugé 164 288 €, ce résultat montre, une fois de plus, à quel point les écrits de Marx sont recherchés par les collectionneurs) ou encore une longue lettre de Paul Gauguin adressée de Tahiti au critique André Fontainas (estimée 60 000 – 80 000 €, adjugée 143 000 €).

L’homme d’affaires et mécène français qui demeurait dans l’ombre des créateurs qui ont marqué sa vie – Bernard Buffet, Yves Saint Laurent et Madison Cox – était un fin bibliophile. Il est cette fois encore sur le devant de la scène avec cette vente organisée à sa mémoire.

Envoi autographe de Marcel Proust à Lucien Daudet. © Pierre Bergé & Associés.
Envoi autographe de Marcel Proust à Lucien Daudet. © Pierre Bergé & Associés.

Du côté de chez Swann

Parmi les lots les plus recherchés figurait une exceptionnelle édition originale de Du côté de chez Swann, le premier volume du roman de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Il s’agit du numéro 1 des cinq exemplaires tirés sur Japon impérial édité chez Bernard Grasset en 1913. Ce beau volume en maroquin rouge à grain long avec dos, plats et doublures ornés de filets dorés est enrichi, sur un feuillet inséré en tête, d’un célèbre envoi autographe de l’auteur à son ami de longue date Lucien Daudet :

Mon cher petit vous êtes absent de ce livre : vous faites trop partie de mon cœur pour que je puisse jamais vous peindre objectivement, vous ne serez jamais un « personnage », vous êtes la meilleure part de l’auteur. Mais quand je pense que bien des années de ma vie ont été passées « du côté de chez Lucien », de la rue de Bellechasse, de Bourg-la-Reine, les mots « le Temps perdu » prennent pour moi bien des sens différents, bien tristes, bien beaux aussi. Puissions-nous un jour le « retrouver ». D’ailleurs pour vous qui avez peint la pagode de Chanteloup et les roses de Pâques tout est retrouvé et sera éternellement gardé.

Proust & Daudet

Lucien Daudet et Marcel Proust se lièrent d’amitié à partir d’octobre 1895 avant de devenir amants quelques mois plus tard. En février 1897, Jean Lorrain, fidèle à lui-même, fit une allusion sournoise à cette relation, ce qui poussa Proust – qui avait pour témoins Gustave de Borda et le peintre Jean Béraud – à provoquer le critique en duel.

Robert de Flers, Marcel Proust (assis) et Lucien Daudet, photographiés par Otto Wegener (1849-1924) vers 1894.
Robert de Flers, Marcel Proust (assis) et Lucien Daudet, photographiés par Otto Wegener (1849-1924) vers 1894.

Une année suffit pour transformer cette passion en une amitié quelque peu refroidie, voire intéressée. « Il est curieux de penser que nous nous sommes aimés », lui écrivit Proust en 1901. Toutefois, les deux amis se fréquentaient toujours et, durant la relecture des épreuves de Swann, l’écrivain lui adressa un mot afin de solliciter son aide. « Au reçu de cette lettre, je suppliai Marcel Proust de m’envoyer des épreuves le plus vite possible », rapportera Lucien Daudet : « Je les reçus le surlendemain et passai toute cette journée et une partie de la nuit suivante à lire Swann. Je revins de là (car j’avais l’impression d’un voyage autant que d’une lecture) ébloui. J’essayai de lui dire tout de suite pourquoi j’étais ébloui ».

Ces confidences nous sont parvenues grâce au livre de Lucien Daudet, Autour de soixante lettres de Marcel Proust, que l’auteur publia après la mort de Proust afin d’apporter son témoignage sur l’écrivain en publiant soixante des plus importantes lettres qu’il avait reçues de lui (il prétendait d’ailleurs en posséder quatre cent cinquante).

Daudet proposa quelques modifications et fut l’un des premiers à publier une critique élogieux dans le Figaro du 23 novembre 1913. Marcel Proust lui en fut infiniment reconnaissant : « Vous avez écrit à propos de moi des choses admirables. […] Je sais ce que vous avez fait pour moi, vous l’avez fait par bonté et par amitié pour le livre ; mais malgré cela, sachez que je ne serai pas en repos tant que je ne vous en aurai pas remercié. »

Histoire d’un exemplaire

Pour des raisons financières, Lucien Daudet se sépara de cet exemplaire de luxe en prenant bien soin d’en retirer le feuillet d’envoi qu’il joignit aux lettres que le romancier lui avait adressées. En août 1946, Daudet, alors âgé de 68 ans, fit venir à son chevet un jeune chef de clinique nommé Michel Bonduelle. Les deux hommes se lièrent d’amitié au point que Daudet lui offrit la boîte des « lettres de Monsieur Marcel ». Lucien Daudet s’éteindra quelques mois plus tard, le 16 novembre 1946.

« <em>Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur Japon impérial numérotés de 1 à 5</em> ». © Pierre Bergé &amp; Associés.
« Il a été tiré de cet ouvrage cinq exemplaires sur Japon impérial numérotés de 1 à 5 ». © Pierre Bergé & Associés.

Sa vie durant, le docteur Bonduelle recherchait le volume original afin de rapprocher le feuillet contenant l’envoi de son écrin d’origine. Soudain, le volume apparaît aux enchères lors de la vente de la Bibliothèque Simonson-Kies chez Sotheby’s Paris en décembre 2013.

Pierre Bergé peut alors acquérir l’exemplaire numéro 1 ainsi que l’envoi auprès du fils du docteur Bonduelle. Ensuite, il fait insérer cet envoi à l’endroit même où il figurait cent ans plus tôt. Le 14 décembre dernier, cet exemplaire « reconstitué », estimé 600 000 – 800 000 €, a su trouver acquéreur pour la somme de 1 511 376 € (frais acheteur inclus).


J. M. Sultan
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