Giorgio Vasari, Six Poètes toscans, 1569. © Minneapolis Institute of Art (71.24).

Comment un manuscrit perdu a-t-il révélé les premiers poètes de la littérature italienne

Imaginez un monde où le nom d’Homère nous est connu, mais la poésie de L’Odyssée est perdue. Ce monde est celui de la Renaissance italienne au début de la seconde moitié du XVe siècle.

De nombreuses personnes connaissaient les noms de certains des premiers poètes de la littérature italienne – ceux qui étaient actifs au XIIIe siècle – mais ils ne pouvaient pas lire leurs poèmes car ils n’étaient pas imprimés et ne circulaient pas sous forme de manuscrits.

Puis, vers 1477, le souverain de facto de Florence, Laurent de Médicis – « le Magnifique » – commanda la réalisation d’une anthologie de la rare poésie italienne des origines afin de l’envoyer à Frédéric d’Aragon, fils du roi de Naples.

Le luxueux manuscrit est devenu l’un des biens les plus précieux de Frédéric. Il fut exhibé et convoité par les patriciens et les intellectuels pendant un demi-siècle, jusqu’à sa disparition au début du XVIe siècle.

Une page d’un autre manuscrit de poésie vernaculaire commandé par Laurent le Magnifique en 1476. © Bibliothèque nationale de France.

Mais il n’a pas complètement disparu. L’intérêt suscité par ce manuscrit a laissé des traces : lettres, copies partielles et autres documents que j’ai réussi, avec d’autres chercheurs, à rassembler. Ces documents nous permettent de reconstituer non seulement la trajectoire du manuscrit à travers différentes cours en Europe mais, surtout, les œuvres qu’il a pu contenir.

Qui étaient les poètes vernaculaires ?

La littérature vernaculaire – c’est-à-dire la littérature écrite dans la langue couramment parlée par la population d’un pays – n’a joué qu’un rôle marginal au Moyen Âge et au début de la Renaissance. La « vraie » culture était latine. Cela signifie que l’intérêt pour les premiers poètes qui écrivaient en langue vernaculaire italienne était limité – jusqu’à l’épanouissement de cette langue à l’époque de Laurent de Médicis.

L’un de ces poètes du XIIIe siècle, Cino da Pistoia, était aimé et célébré par Dante Alighieri dans son traité sur l’art de la poésie, le De vulgari eloquentia. Il disait de Cino :

Quelques uns à mon sens ont connu l’excellence du vulgaire : il s’agit notamment de Guido, Lapo… et Cino, de Pistoia, que je semble ici mettre à une place injuste, mû par une juste considération.

Un portrait de Cino da Pistoia provenant du livre de 1808, Memorie della vita de Messer Cino da Pistoja par Sebastiano Ciampi. © Britannica

Guido Cavalcanti était un autre poète d’amour. Lui et Dante étaient les meilleurs amis et ce dernier considérait Cavalcanti comme une autorité. Cavalcanti est mentionné dans le premier recueil de poésie de Dante, la Vita nuova. L’ensemble de l’œuvre s’adresse à Cavalcanti et Dante laisse même entendre qu’il écrit en italien à cause de lui. Toutefois, malgré la popularité de Dante, la Vita nuova était difficile à obtenir avant 1576 lorsqu’elle fut imprimée pour la première fois.

Guittone d’Arezzo était un autre poète très apprécié. Il commença comme poète d’amour avant de devenir l’auteur le plus important (avant Dante) à écrire sur des thèmes moraux et politiques.

La Raccolta aragonese

Le recueil de poésie toscane envoyé à Frédéric d’Aragon par Laurent de Médicis en 1477 contenait la Vita nuova de Dante ainsi que de rares poèmes récupérés dans des manuscrits anciens de Cino, Guittone, Cavalcanti et bien d’autres. La collection fut ouverte par une lettre signée par Laurent de Médicis.

Le manuscrit a ensuite été nommé d’après son propriétaire et est devenu la Raccolta aragonese, « la collection Aragon ». Il devint l’un des biens les plus précieux de Frédéric et l’objet d’un intérêt et d’une curiosité généralisés.

Ce dernier l’emporta avec lui lorsqu’il se rendit à Rome à la fin de 1492 pour prêter allégeance au pape Borgia Alexandre VI. Au cours de ce voyage, il montra au savant Paolo Cortesi le manuscrit, qui écrivit aussitôt à Pierre II de Médicis – le fils de Laurent, récemment décédé. Dans cette lettre, Cortesi raconte qu’on lui a montré un manuscrit contenant des poèmes écrits par les premiers poètes vernaculaires, principalement Cino et Guittone. L’excitation est palpable : Cortesi est capable de lire les poèmes de ces auteurs qu’il ne connaissait que de noms.

L’intérêt pour ces poètes perdus était tel que des copies partielles du Raccolta commencèrent à circuler. La première a probablement été réalisée par un membre du cercle restreint de Frédéric avant qu’il devienne roi de Naples en 1496. Les récits concernant son recueil de rares poèmes italiens primitifs se répandaient.

La reine veuve et la duchesse

Frédéric était le dernier souverain de sa dynastie. Il perdit son trône lorsque Louis XII de France a envahi l’Italie. Lorsqu’il quitta Naples – à l’été 1501 – il emporta avec lui les livres de la bibliothèque royale. Il a ensuite dû en vendre une partie pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa suite lors de son exil en France. Mais la Raccolta aragonese n’a pas été vendue et, après sa mort en 1504, elle fut transmise à sa veuve, Isabelle des Baux.

Portrait d’Isabelle d’Este par Titien, vers 1534-1536. © Musée d’Histoire de l’art de Vienne (GG_93).

La reine veuve a ensuite prêté la collection à Isabelle d’Este, la duchesse de Mantoue, dans le nord de l’Italie, en 1512. Elle l’a gardée pendant deux mois et, même si sa correspondance montre qu’elle avait promis de ne pas la laisser entre les mains d’autrui, Il est probable qu’elle ait commandé une copie complète, ce qui a conduit à la réalisation d’autres copies partielles.

Bien que la transmission de ces copies se fasse sous forme manuscrite – et donc peu répandue – de nombreux intellectuels de la Renaissance ont réussi à lire ces œuvres « perdues » et ont été influencés par celles-ci dans leurs tentatives de reconstitution de l’histoire de la littérature italienne.

Le véritable changement est intervenu en 1527 lorsqu’une collection imprimée de poésie vernaculaire a finalement dévoilé les œuvres de maîtres comme Cino, Guittone et Cavalcanti à un public beaucoup plus large. C’est alors qu’ils ont cessé d’être des auteurs obscurs et ont finalement pris leur place dans le canon de la littérature italienne.

En savoir plus…

Maria Clotilde Camboni
Maria Clotilde Camboni est actuellement titulaire d’une bourse Marie Skłodowska-Curie à la Faculté des langues modernes et médiévales de l’Université d’Oxford. Elle travaille sur la réception de la tradition vernaculaire italienne médiévale durant la Renaissance. Son projet Entre redécouverte et récréation : récits de la Renaissance sur la tradition littéraire vernaculaire italienne médiévale (1476-1530) vise à fournir la première reconstruction historique de l’évolution des points de vue sur la tradition littéraire vernaculaire italienne médiévale en Italie au cours de la période qui conduit à la formation d’un canon établi d’auteurs littéraires vernaculaires.

Horizon 2020
Ce projet a reçu un financement du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Skłodowska-Curie n°840772.

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