Edgar Degas, autoportrait vers 1863. © Musée Calouste Gulbenkian.

Degas et l’écriture — entretien avec Theodore Reff sur le talent caché de l’artiste

La publication de l’édition critique des Lettres d’Edgar Degas offre plus de 1 200 lettres de l’artiste, présentées et annotées par Theodore Reff, professeur émérite à l’Université Columbia et spécialiste de l’art impressionniste. À cette occasion, nous lui avons posé 4 questions sur ce travail d’édition titanesque.

Cette nouvelle édition critique comprend les transcriptions de 1 240 lettres écrites par Degas en cinquante ans. Theodore Reff a passé des décennies à rechercher, transcrire, dater, situer et analyser ces documents, publiés ici en français avec des traductions en anglais, accompagnés d’annotations, d’annexes et d’une savante préface. Présentée sous forme de coffret en trois volumes, cette belle publication est une ressource indispensable pour quiconque s’intéresse à Degas, à l’impressionnisme ou à l’histoire du XIXe siècle.

The Letters of Edgar Degas édité par Theodore Reff, distribué par la Penn State University Press pour le Wildenstein Plattner Institute, 2020. © Penn State University Press.

Passéisme : Pourquoi pensez-vous que Degas valorise-t-il autant l’expression verbale et trouve l’écriture, y compris de ses lettres personnelles, aussi profondément satisfaisante que les divers arts visuels qu’il pratique ?

Theodore Reff : Ceux qui ne connaissent Degas que comme un grand artiste visuel qui a fait des remarques intelligentes et cinglantes sur ses pairs et composé des sonnets sur les danseuses ne peuvent avoir aucune idée de l’importance qu’il attachait à l’expression verbale ou du plaisir qu’il y trouva tout au long de sa vie ; et non seulement dans les sonnets et les saillies spirituelles, mais aussi dans les vers occasionnels avec lesquels il remplissait ses cahiers et ses lettres et dans les calembours et les paradoxes, les allusions et parodies littéraires, avec lesquelles il assaisonnait sa conversation et sa correspondance.

Plusieurs de ses amis ont écrit sur sa maîtrise de la littérature et de l’expression verbale. Paul Lafond, lui-même historien prolifique, était convaincu que Degas « aurait pu être, s’il l’avait voulu, un écrivain de premier ordre. Il avait une large culture littéraire et une connaissance approfondie des classiques. » Paul Valéry a lui aussi reconnu chez Degas un écrivain potentiel, « un homme de lettres qui s’est révélé assez clairement dans ses remarques spirituelles et ses citations assez fréquentes de Racine et de Saint-Simon », et a vu dans les sonnets de Degas la preuve qu’il aurait pu être « un poète des plus remarquables dans le style de 1860-1890. » Mais quant à l’écrivain Degas, aucun de ces amis n’a discuté de lui, bien que le livre de Valéry paraisse trois ans après la première édition de sa correspondance. Il a été laissé à George Moore, un romancier et essayiste qui avait aussi bien connu Degas, de le déclarer « le plus merveilleux recueil de lettres qui soit en littérature, car, dans les lettres courtes, Degas peint son propre portrait ». Ce n’est bien sûr pas aussi fantastique, mais avec l’étendue de sa correspondance désormais accessible, il est clair que ses lettres sont une partie importante de l’accomplissement de Degas en tant qu’écrivain – la preuve la plus directe et la plus continue de l’attrait, pour cet artiste intensément visuel, de l’écriture comme forme, toute aussi engageante, d’expression parallèle.

Autoportrait photographique de Degas en 1895, musées d’art de Harvard.

Passéisme : Dans quelle mesure les lettres de Degas nous obligent-elles à revoir l’image familière que l’on se fait de lui comme misogyne ? Combien de ces lettres sont destinées aux femmes et que révèlent-elles ?

Que les femmes figurent en bonne place parmi les correspondants de Degas ne semblera surprenant qu’à ceux qui le considèrent encore comme un misogyne. Environ un quart des lettres existantes sont adressées à des femmes, la plupart à ses sœurs et à leurs familles ou aux épouses d’amis et d’autres artistes ; et tandis que la majorité sont des réponses brèves aux invitations à dîner, d’autres sont plus substantielles.

C’est à Léontine plutôt qu’à Giuseppe De Nittis, à Marie plutôt qu’à Olivier de Fleury, qu’il écrivit quelques-unes de ses lettres les plus personnelles ; et c’est avec Louise ainsi que Ludovic Halévy, avec Henriette ainsi que Georges Jeanniot, qu’il a partagé quelques-unes de ses pensées les plus profondes. Pourtant, il resta largement dans les conventions de son âge, s’adressant à la plupart de ses correspondants féminins plus formellement qu’a leurs maris, adoptant un ton respectueux, parfois charmant, voire galant, mais rarement intime ; et les décrivant souvent avec une fausse peur comme « formidables » ou « terribles », disant même une fois à Henri Rouart : « Votre femme me fait particulièrement peur. »

Ce n’est que rarement que Degas écrit à des femmes célibataires, autres que ses collègues artistes et filles d’amis ; il n’y a que quelques notes aux vieilles connaissances et quelques-unes aux modèles et aux danseuses, nommées et parfois non nommées. La seule exception notable, au moins parmi les lettres existantes, est sa correspondance avec Hortense Howland, qui a émergé il y a dix ans, après avoir disparu quelque quatre-vingt-dix ans plus tôt – un événement qui maintient vivante la possibilité que les lettres de Degas à Mary Cassatt, sûrement sa plus importante correspondante féminine, pourraient également être révélées un jour.

Hortense Howland en 1895. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay).

Howland, élève du philosophe Victor Cousin et source d’inspiration du peintre Eugène Fromentin, était aussi une connaissance d’Albert Boulanger-Cavé, Charles Haas, Ludovic Halévy, Ernest Reyer, et d’autres dans le milieu de Degas Elle était aussi l’hôtesse d’un éminent salon littéraire et artistique dans sa maison de la rue de la Rochefoucauld, attenante à celle de Gustave Moreau. Degas avait une relation inhabituellement étroite avec elle, pas du tout amoureuse, mais qui lui permettait d’exprimer plus librement qu’il ne le pouvait avec la plupart des correspondants masculins un large éventail de pensées et de sentiments. Ce n’est qu’à Howland, par exemple, que Degas, normalement très discret, exprime ouvertement son bonheur dans sa liaison avec Alice Biot, jeune danseuse de l’Opéra. Et ce n’est qu’avec Howland qu’il a discuté sérieusement de l’idée d’Aristote (et de la sienne) de la supériorité de l’imaginaire sur l’écriture discursive, la simplifiant en épigramme : « La Poésie est plus vraie que l’Histoire ».

Passéisme : La première édition de la correspondance de Degas, publiée il y a quatre-vingt-dix ans, contenait 189 lettres. La vôtre présente 1 251 lettres. Pourriez-vous nous parler brièvement de l’histoire de ces additions ?

La première édition des lettres de Degas, en grande partie réunie par Daniel Halévy et éditée par Marcel Guérin, paraît en 1931. En 1945, après avoir appris au fil des années soixante-deux autres autographes, dont il en acquiert lui-même trente-cinq, Guérin en publie une second édition, contenant 251 lettres. Malgré ses lacunes et ses erreurs de datation, elle est restée l’édition standard, voire la seule familière aux lecteurs non spécialistes. Deux ans plus tard, une édition anglaise parut, augmentée de dix-huit lettres, dont sept importantes à James Tissot. En 1949, la nièce de Degas, Jeanne Fevre, a publié vingt-trois lettres adressées à elle et à sa famille, et six à d’autres parents ou amis de l’artiste, mais la majorité sont des extraits et leur localisation ultérieure est inconnue.

Depuis lors, les historiens de l’art ont retrouvé et publié des centaines de lettres appartenant aux descendants des correspondants de Degas et, plus souvent, aux institutions publiques. Parmi elles, quinze lettres à sa sœur Thérèse publiées par Michael Pantazzi ; quarante-six lettres à son ami et collègue Paul Lafond publiées par Denys Sutton et Jean Adhémar ; 138 lettres à des amis, collègues artistes, collectionneurs et marchands publiées dans les actes du colloque Degas inédit ; et 216 lettres à son marchand Paul Durand-Ruel et à quelques autres personnalités du monde de l’art, publiées par Caroline Durand-Ruel Godfroy.

The Letters of Edgar Degas édité par Theodore Reff, distribué par la Penn State University Press pour le Wildenstein Plattner Institute, 2020. © Penn State University Press.

Au cours de ces années, beaucoup plus de lettres sont entrées dans les dépôts d’autographes d’artistes, notamment à la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque de l’Institut, la Bibliothèque Centrale des Musées Nationaux, le Musée des Lettres et Manuscrits, la Fondation Custodia, la Collection Frits Lugt et le Getty Research Institute. Ainsi, les quarante lettres à Georges Jeanniot, que cet artiste profondément antisémite avait refuser au légèrement sémite Daniel Halévy le droit de publication, furent finalement acquises par la Fondation Custodia / Collection Frits Lugt ; et, en l’espace de dix ans, le très actif Musée des Lettres et Manuscrits, fondé en 2004, a acquis soixante-quatorze lettres de Degas, plus que toute autre institution. En outre, la valeur commerciale de plus en plus rapide des lettres, même mineures, en a amené beaucoup plus sur le marché, où elles apparaissent régulièrement dans les catalogues des marchands d’autographes et des maisons de ventes. Les professionnels en particulier ont été très efficace pour fournir des numérisations et répondre aux questions.

Passéisme : Enfin, nous terminerons sur la fameuse question que nous réservons à nos invités : pouvez-vous partager avec nos lecteurs une lettre de Degas qui vous touche particulièrement ?

La lettre suivante, inhabituellement poignante et confessionnelle, a été écrite quelques jours après le cinquantième anniversaire de Degas et le montre en proie à une crise de la quarantaine. Il s’adresse au peintre, musicien et collectionneur Henry Lerolle (1848-1929).

[Ménil-Hubert-en-Exmes] 21 Août 1884

Si vous me répondez, mon cher Lerolle, vous me direz bien que je suis un singulier coco. Pourquoi ne vous ai je pas écrit avant votre départ et reçu la boîte de dragées, je n’en sais trop rien. Si vous étiez célibataire et âgé de 50 ans (depuis un mois) vous auriez de ces moments là, où on se ferme comme une porte, et non pas seulement sur ses amis. On supprime tout autour de soi, et une fois tout seul, on s’annihile, on se tue enfin, par dégoût. J’ai trop fait de projets, me voici bloqué, impuissant. Et puis j’ai perdu le fil. Je pensais avoir toujours le temps; ce que je ne faisais, ce qu’on m’empêchait de faire, au milieu de tous mes ennuis et malgré mon infirmité de vue, je ne désespérais jamais de m’y mettre un beau matin.

J’entassais tous mes plans dans une armoire dont je portais toujours la clef sur moi, et j’ai perdu cette clef. Enfin, je sens que l’état comateux où je suis, je ne pourrai le soulever. Je m’occuperai, comme disent les gens qui ne font rien, et voilà tout.

Je vous écris tout cela, sans grande nécessité, il suffisait de vous demander humblement pardon de ma grossièreté.

Mais je me rappelle qu’Alexis Rouart m’aurait dit que vous alliez près de Vimoutiers en quittant Paris. Cette lettre que j’adresse 20 avenue Duquesne, vous poursuivra et cette fois (c’est vous qui aurez à me répondre), je suis sûr de la réponse.

Il faut vous dire que je suis moi aussi près de Vimoutiers, chez un ami d’enfance et peut être à quelques lieus de vous. Ecrivez moi au Château de Ménil Hubert, par Gacé (Orne).

J’irai, si vous êtes où je pense, vous voir de suite.
Mes bons souvenirs à votre femme.

Bien à vous
D.

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Theodore Reff
Theodore Reff est professeur émérite d’histoire de l’art à l’Université Columbia, et a également été professeur invité à Princeton, Johns Hopkins, Michigan, NYU et dans d’autres universités, ainsi que professeur à l’Université de Cambridge et à l’Université hébraïque. Il a enseigné plusieurs séminaires pour les professeurs d’université pour le National Endowment for the Humanities. Il a également été membre invité de l’Institute for Advanced Study et a obtenu des bourses de la Guggenheim Memorial Foundation (deux fois), du Conseil américain des sociétés savantes (deux fois) et du National Endowment for the Humanities. Il fut le président fondateur de la Société Paul Cézanne à Aix-en-Provence, et fut fait à la fois chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques et commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres.

Il a été co-commissaire de l’exposition Cézanne Watercolors (Knoedler’s, 1963) ; commissaire invité de Degas in the Metropolitan (Metropolitan Museum of Art, 1977) ; co-directeur de Cézanne: The Late Work (Musée d’Art Moderne, 1977) ; commissaire invité de Manet et le Paris moderne (Galerie nationale d’art, 1982-83) ; et co-commissaire de Jean-Louis Forain: les années impressionnistes (Galerie Dixon, 1995-96). Theodore Reff a donné de nombreuses conférences aux États-Unis et en Europe, ainsi qu’au Canada, en Israël et au Japon. Il a publié une centaine d’articles sur l’art des XIXe et XXe siècles dans des revues savantes de la plupart de ces pays, en particulier sur Manet, Degas, Cézanne et Picasso. Il a également publié plusieurs ouvrages sur ces artistes, parmi lesquels Degas: The Artist’s Mind (1976, 1987), Manet: Olympia (1976), The Notebooks of Edgar Degas (1976, 1985), Manet and Modern Paris (1983), Degas et son œuvre: A Supplement (1984), Paul Cézanne: Two Setchbooks (1989) et Manet’s Incident in a Bullfight (2005).

The Letters of Edgar Degas
The Letters of Edgar Degas, réunies et annotées par Theodore Reff. 1 464 pages, 55 illustrations, édition Wildenstein-Plattner Institute distribuée par la Penn State University Press en trois volumes.

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J. M. Sultan
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