Focus sur une lettre de Martin Luther attaquant les « diables incarnés »

Rédigée en 1543, cette lettre de Martin Luther adressée au théologien Georg Buchholzer sur le traitement à réserver aux Juifs locaux se révèle particulièrement virulente.

Discorde entre deux théologiens

Cette lettre, récemment mise en vente par la maison bostonienne RR Auction, a pour origine une discorde entre deux théologiens luthériens : Georg Buchholzer, prévôt de Saint-Nicolas à Berlin, et Johannes Agricola, prédicateur de la cour de Brandebourg.

En effet, le prince électeur Joachim II Hector de Brandebourg, qui en 1539 avait introduit la Réforme dans le Brandebourg et dont la politique tolérante envers les Juifs enrageait la population, avait longtemps souhaité une réconciliation entre Martin Luther et son ancien disciple Johannes Agricola, et il soupçonnait probablement que le prévôt Buchholzer empoisonnait l’esprit de Luther contre son prédicateur de cour.

Lucas Cranach le Jeune – Portrait de l’électeur Joachim II, vers 1570. © Jagdschloss Grunewald.

C’est dans ce contexte que Buchholzer écrit à Luther pour lui demander une interprétation de certains versets bibliques par lesquels Agricola justifiait sa position tolérente envers les Juifs. Dans sa réponse, Luther insiste sur le fait que son correspondant a bien fait de prêcher contre les Juifs et qu’il continuera de le faire en ignorant le menteur Agricola.

De plus, bien que cette lettre soit adressée à un confrère, elle est rédigée en allemand afin que le destinataire puisse la montrer directement à l’électeur, fournissant ainsi à Buchholzer une protection contre tout soupçon que le prince pourrait nourrir contre lui.

Martin Luther et les Juifs

L’antijudaïsme de Martin Luther n’avait pas toujours été aussi radical. Bien plus jeune, il s’était prononcé contre la diffamation traditionnelle des Juifs et contre toutes les formes de conversion forcée, mais il devint rapidement de plus en plus amer. Et, en 1543, son opinion n’est plus ambiguë.

Son pamphlet antisémite le plus célèbre, Des Juifs et de leurs mensonges, a été publié quelques mois seulement avant la rédaction de cette lettre ; celui-ci se base d’ailleurs sur la même rhétorique que celle avec laquelle il avait auparavant ridiculisé la papauté en invoquant maintenant l’horreur que représenterait le judaïsme.

Véritable incarnation des sentiments du réformateur dans ses dernières années, cette lettre est citée dans plusieurs biographies importantes de Martin Luther1 , ce qui montre précisément que la politique et le discours antisémites de l’Église des années 1540 correspondaient aux instructions de Luther.

Lucas Cranach l’Ancien – Martin Luther, 1529, Église Sainte-Anne, Augsbourg.

Un peu moins de deux ans plus tard, dans une lettre datée du 9 mars 1545, Luther écrit directement à l’électeur Joachim II, le mettant en garde contre les « ruses » des Juifs, en qui il aurait trop confiance, ajoutant qu’il était « heureux que le prévôt soit si sévère envers ces Juifs, ce qui est une preuve de sa loyauté envers [sa] grâce ; et [il] l’encourage à continuer dans la voie qu’il a choisie. »

Les écrits ultérieurs de Luther, qui incluaient des opinions toutes aussi virulentes, ont trouvé une certaine impulsion sous le Troisième Reich et ont été utilisés abondamment par la propagande nazie. Luther, qui appelait à la destruction des écoles juives, des synagogues et des livres de prières, est ainsi présenté comme un grand guerrier, un vrai homme d’État et un grand réformateur – aux côtés de Richard Wagner et de Frédéric le Grand – par Adolf Hitler dans son Mein Kampf.

Martin Luther, lettre autographe signée à Georg Buchholzer, vers 1543, page 1. © RR Auction.
Martin Luther, lettre autographe signée à Georg Buchholzer, vers 1543, page 2. © RR Auction.

« Ces Juifs ne sont pas des Juifs, mais des diables incarnés qui maudissent notre Seigneur »

Quelques passages permettent de visualiser la véhémence de Luther sur le sujet :

Grâce et paix. Mon cher prévôt ! Je dois être bref avec l’écriture, pour le bien de ma faible tête. Vous savez que vous n’aviez aucun lien antérieur avec moi, ni moi avec vous, à part celui que vous m’avez récemment écrit pour demander une explication concernant plusieurs déclarations. Et même si vous m’écriviez beaucoup de choses sur M. Eisleben2, comment pourrais-je vous croire ? Car quiconque dit que vous ou quelqu’un à Berlin ou dans tout le Brandebourg m’incite contre Eisleben, s’il le dit sans le vouloir, que Dieu lui pardonne, mais s’il le dit en connaissance de cause, alors il est un menteur espiègle, ainsi que M. Eisleben lui-même a souvent menti, ici à Wittenberg.

M. Eisleben n’a besoin de personne pour m’inciter contre lui ; lui-même est bien meilleur dans ce domaine […]. Il le sait très bien… À mon avis, il abandonnera sa vie avant d’abandonner ses mensonges. Vous avez prêché contre les Juifs et mené de sérieuses batailles à ce sujet avec le margrave… Et vous aviez tout à fait raison de le faire. Tenez bon et persévérez ! Les paroles contre vous que vous m’avez citées, protégeant prétendument les Juifs, je ne les espérerai pas vraies, et je ne croirai pas non plus que M. Eisleben prêchera jamais ou n’ait jamais prêché de telles paroles. Je ne le considère pas encore si profondément déchu. Que Dieu l’en empêche!… Car alors M. Eisleben ne serait pas le prédicateur de l’Électeur, mais un vrai démon, laissant ses paroles être si honteusement utilisées pour la damnation de tous ceux qui s’associent aux Juifs. Car ces Juifs ne sont pas des Juifs, mais des diables incarnés qui maudissent notre Seigneur, qui abusent de sa mère comme d’une putain et de Lui comme Hebel Vorik, cela est connu avec certitude.

Et quiconque est capable de manger, de boire ou de s’associer à une bouche aussi sale est un chrétien aussi bien que le diable est un saint… Vous pouvez montrer cette lettre à qui vous voulez. […]. Vous avouerez sans aucun doute que c’est la première lettre que vous ayez reçue de moi3. Car votre nom et votre personne m’étaient auparavant inconnus. […]

Martinus Luther D.

Bobby Livingston, vice-président exécutif de la maison RR Auction, le confirme : « Bien que nous considérons Martin Luther comme un réformateur, cette lettre nous rappelle son antisémitisme impénitent ».

Au début du XIXe siècle, les spécialistes des écrits d’Agricola ont avoué qu’une telle lettre était introuvable tandis que seuls les mots qualifiant Agricola de menteur étaient connus. Ce n’est qu’en 1914 qu’elle fut découverte dans la collection du baron Heinrich von Hymmen (1880-1960). La même année, le théologien G. Kawerau la publia en annexe au volume 15 des lettres de Martin Luther. Celle-ci est aujourd’hui estimée 250 000 dollars et pourrait rejoindre prochainement une nouvelle collection.

Notes
  • Voir en particulier Martin Brecht, Luther, vol. 3, 1987, p. 344 ou, plus récemment, Lyndal Roper, Luther, 2016, p. 532.
  • Originaire d'Eisleben en Saxe, Johannes Agricola était surnommé Magister Islebius.
  • Luther avait apparemment oublié que, plusieurs années auparavant, à la fin de 1539, il avait répondu à une lettre de Buchholzer demandant des informations sur les rites catholiques encore en usage dans le Brandebourg réformé.

J. M. Sultan
J. M. Sultan
Publié le
Actualités Focus Lettres