Portrait de Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud, 1690. Musée Carnavalet (P. 2441).

Jean de La Fontaine nous raconte l’une des plus somptueuses fêtes de son époque

La correspondance de Jean de La Fontaine n’est pas très volumineuse : une cinquantaine de lettres. Elles sont toutefois d’une grande densité poétique et historique.

Le poète de Château-Thierry, au détour de ses virevoltants propos nous parle des faits de société, nous donne son opinion sur l’art, sur ses contemporains et ne cache rien de ses sentiments, de ses doutes et de ses peurs, de ses amours aussi. C’est une chance inestimable de le découvrir enfin en dehors des quelques traits essaimés çà et là au fil de ses deux cent quarante-trois fables.

Une fête somptueuse

La lettre ci-dessous est connue sous le nom de Relation d’une Fête donnée à Vaux. Écrite le 22 août 1661, elle est adressée au grand ami de La Fontaine, François de Maucroix, alors en mission à Rome. Il y était mandaté auprès du pape Alexandre VII, par le surintendant des finances du royaume Nicolas Fouquet, pour essayer de rapprocher la papauté du royaume de France.

Ce courrier décrit la somptueuse fête donnée par Nicolas Fouquet en l’honneur du roi et en présence de toute la cour. Cette véritable féérie se déroula en son château de Vaux-le-Vicomte, tout à côté de Melun, le 17 août. Protecteur des arts et de nombreux artistes – dont Jean de La Fontaine –, Fouquet scella sa disgrâce en cette soirée mémorable. Le courroux du roi était déjà alimenté par les révélations de Colbert (qui briguait la place de Fouquet) mais cette trop somptueuse et dispendieuse fête accéléra la chute du surintendant. Cette puissance financière si ostensiblement jetée à la face du roi lui fut intolérable.

portrait de Nicolas Fouquet par Édouard Lacretelle, vers 1888.

Louis XIV, alors jeune monarque, se devait de démontrer qu’il n’y avait qu’un seul maitre en son royaume : lui-même. Il fit mettre aux arrêts son ministre, le 5 septembre à Nantes. Pour l’anecdote, c’est le fameux lieutenant des mousquetaires du roi, Charles de Batz de Castelmore, plus connu sous le nom de d’Artagnan, qui conduisit cette arrestation. Après un procès à charge, et une condamnation pour péculat et crime de lèse-majesté, puis l’intervention personnelle de Louis XIV dans l’alourdissement de la peine rendue, Nicolas Fouquet fut emprisonné à vie dans la forteresse de Pignerol.

Mais en ce 22 août, tous les esprits étaient encore éblouis par les échos de la fête de Vaux où tout n’y fut que charme, flamboyance et magnificence ! La Fontaine entame son propos par un compliment bien tourné à l’adresse de son mécène puis, mélangeant subtilement vers et prose, il dépeint les nombreuses réjouissances qui furent données à cette incroyable fête.

Tout combattit à Vaux pour le plaisir du roi :
La musique, les eaux, les lustres, les étoiles.

Ébloui par le faste offert à ses convives par son ami et protecteur, La Fontaine déploie une palette littéraire aux mille couleurs pour évoquer le souper, la pièce de théâtre Les Fâcheux, une comédie-ballet inédite de son ami Molière, le feu d’artifice tiré ensuite sur les bassins. La Fontaine, vécut cette soirée comme s’il eut été au spectacle, avec des yeux d’enfant ! Cependant, un accident vint conclure la fête comme un sinistre présage : deux chevaux du carrosse de la reine firent une chute mortelle dans les douves du château.

Le château de Vaux-le-Vicomte illuminé.

Relation d’une Fête donnée à Vaux

Lettre de Jean de La Fontaine à François de Maucroix

Ce 22 août 1661

Si tu n’as pas reçu réponse à la lettre que tu m’as écrite, ce n’est pas ma faute, je t’en dirai une autre fois la raison, et je ne t’entretiendrai pour ce coup-ci que de ce qui regarde M. le Surintendant. Non que je m’engage à t’envoyer des relations de tout ce qui lui arrivera de remarquable : l’entreprise serait trop grande et en ce cas-là je le supplierais très humblement de se donner quelquefois la peine de faire des choses qui ne méritassent point que l’on en parlât, afin que j’eusse le loisir de me reposer. Mais je crois qu’il y serait aussi empêché que je le suis à présent. On dirait que la Renommée n’est faite que pour lui seul, tant il donne d’affaires tout à la fois. Bien en prend à cette déesse de ce qu’elle est née avec cent bouches ; encore n’en a-t-elle pas la moitié de ce qu’il faudrait pour célébrer dignement un si grand héros, et je crois que quand elle en aurait mille, il trouverait de quoi les occuper toutes.

Je ne te conterai donc que ce qui s’est passé à Vaux le 17 de ce mois : le roi, la reine mère, Monsieur, Madame, quantité de princes et de seigneurs s’y trouvèrent : il y eut un souper magnifique, une excellente comédie, un ballet fort divertissant, et un feu qui ne devait rien à celui qu’on fit pour l’Entrée1.

Tous les sens furent enchantés ;
Et le régal eut des beautés
Dignes du lieu, dignes du maître,
Et dignes de Leurs Majestés,
Si quelque chose pouvait l’être.

On commença par la promenade. Toute la Cour regarda les eaux avec grand plaisir. Jamais Vaux ne sera plus beau qu’il le fut cette soirée-là, si la présence de la reine ne lui donne encore un lustre qui véritablement lui manquait. Elle était demeurée à Fontainebleau pour une affaire fort importante : tu vois bien que j’entends parler de sa grossesse. Cela fit qu’on se consola, et enfin on ne pensa plus qu’à se réjouir. Il y eut grande contestation entre la Cascade, la Gerbe d’eau, la Fontaine de la Couronne, et les Animaux, à qui plairait davantage ; les dames n’en firent pas moins de leur part.

Toutes entre elles de beauté
Contestèrent aussi chacune à sa manière :
La Reine avec ses fils contesta de bonté ;
Et Madame, d’éclat avecque la lumière.

Je remarquai une chose à quoi peut-être on ne prit pas garde : c’est que les Nymphes de Vaux eurent toujours les yeux sur le roi ; sa bonne mine les ravit toutes, s’il est permis d’user de ce mot en parlant d’un si grand prince.

Ensuite de la promenade on alla souper. La délicatesse et la rareté des mets furent grandes ; mais la grâce avec laquelle Monsieur et Madame la Surintendante firent les honneurs de leur maison le fut encore davantage. Le souper fini, la comédie2 eut son tour : on avait dressé le théâtre au bas de l’allée des sapins.

En cet endroit qui n’est pas le moins beau
De ceux qu’enferme un lieu si délectable,
Au pied de ces sapins et sous la grille d’eau,
Parmi la fraîcheur agréable
Des fontaines, des bois, de l’ombre, et des zéphyrs,
Furent préparés les plaisirs
Que l’on goûta cette soirée.
De feuillages touffus la scène était parée,
Et de cent flambeaux éclairée :
Le Ciel en fut jaloux. Enfin figure-toi
Que, lorsqu’on eut tiré les toiles,
Tout combattit à Vaux pour le plaisir du roi :
La musique, les eaux, les lustres, les étoiles.

Les décorations furent magnifiques, et cela ne se passa point sans machines.

On vit des rocs s’ouvrir, des termes se mouvoir,
Et sur son piédestal tourner mainte figure.
Deux enchanteurs pleins de savoir
Firent tant par leur imposture,
Qu’on crut qu’ils avaient le pouvoir
De commander à la nature :
L’un de ces enchanteurs est le sieur Torelli
Magicien expert, et faiseur de miracles ;
Et l’autre c’est Le Brun, par qui Vaux embelli
Présente aux regardants mille rares spectacles :
Le Brun, dont on admire et l’esprit et la main,
Père d’inventions agréables et belles,
Rival des Raphaëls, successeur des Apelles,
Par qui notre climat ne doit rien au romain ;
Par l’avis de ces deux la chose fut réglée.
D’abord aux yeux de l’assemblée
Parut un rocher si bien fait
Qu’on le crut rocher en effet ;
Mais, insensiblement se changeant en coquille,
Il en sortit une Nymphe gentille
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente dans son art,
Et que pas une ne surpasse.
Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
Un prologue, estimé l’un des plus accomplis
Qu’en ce genre on pût écrire,
Et plus beau que je ne dis,
Ou bien que je n’ose dire :
Car il est de la façon
De notre ami Pellisson.
Ainsi, bien que je l’admire,
Je m’en tairai, puisqu’il n’est pas permis
De louer ses amis.

Dans ce prologue, la Béjart, qui représente la Nymphe de la fontaine où se passe cette action, commande aux divinités qui lui sont soumises de sortir des marbres qui les enferment, et de contribuer de tout leur pouvoir au divertissement de Sa Majesté : aussitôt les termes et les statues qui font partie de l’ornement du théâtre se meuvent, et il en sort, je ne sais comment, des Faunes et des Bacchantes qui font l’une des entrées du ballet. C’est une fort plaisante chose que de voir accoucher un terme, et danser l’enfant en venant au monde.

Tout cela fait place à la comédie, dont le sujet est un homme arrêté par toute sorte de gens, sur le point d’aller à une assignation amoureuse.

C’est un ouvrage. de Molière :
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la Cour.
De la façon que son nom court,
Il doit être par-delà Rome :
J’en suis ravi, car c’est mon homme.
Te souvient-il bien qu’autrefois
Nous avons conclu d’une voix
Qu’il allait ramener en France
Le bon goût et l’air de Térence ?
Plaute n’est plus qu’un plat bouffon ;
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la comédie ;
Car ne pense pas qu’on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon in illo tempore3 ;
Nous avons changé de méthode :
Jodelet n’est plus à la mode,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d’un pas.

On avait accommodé le ballet à la comédie autant qu’il était possible, et tous les danseurs y représentaient des fâcheux de plusieurs manières : en quoi certes ils ne parurent nullement fâcheux à notre égard ; au contraire, on les trouva fort divertissants, et ils se retirèrent trop tôt au gré de la compagnie. Dès que ce plaisir fut cessé, on courut à celui du feu.

Je voudrais bien t’écrire en vers
Tous les artifices divers
De ce feu le plus beau du monde,
Et son combat avecque l’onde,
Et le plaisir des assistants.
Figure-toi qu’en même temps
On vit partir mille fusées,
Qui par des routes embrasées
Se firent toutes dans les airs
Un chemin tout rempli d’éclairs,
Chassant la nuit, brisant ses voiles.
As-tu vu tomber des étoiles ?
Tel est le sillon enflammé,
Ou le trait qui lors est formé.
Parmi ce spectacle si rare,
Figure-toi le tintamarre,
Le fracas, et les sifflements,
Qu’on entendait à tous moments.
De ces colonnes embrasées
Il renaissait d’autres fusées,
Ou d’autres formes de pétard,
Ou quelque autre effet de cet art :
Et l’on voyait régner la guerre
Entre ces enfants du tonnerre.
L’un contre l’autre combattant,
Voltigeant et pirouettant,
Faisait un bruit épouvantable,
C’est-à-dire un bruit agréable.
Figure toi que les échos
N’ont pas un moment de repos,
Et que le chœur des Néréides
S’enfuit sous ses grottes humides.
De ce bruit Neptune étonné
Eût craint de se voir détrôné,
Si le monarque de la France
N’eût rassuré par sa présence
Ce dieu des moites tribunaux,
Qui crut que les dieux infernaux
Venaient donner des sérénades
À quelques-unes des Naïades.
Enfin, la peur l’ayant quitté,
Il salua Sa Majesté :
Je n’en vis rien, mais il n’importe :
Le raconter de cette sorte.
Est toujours bon ; et quant à toi,
Ne t’en fais pas un point de foi.

Au bruit de ce feu succéda celui des tambours : car, le roi voulant s’en retourner à Fontainebleau cette même nuit, les mousquetaires étaient commandés. On retourna donc au château, où la collation était préparée. Pendant le chemin, tandis qu’on s’entretenait de ces choses, et lorsqu’on ne s’attendait plus à rien, on vit en un moment 1e ciel obscurci d’une épouvantable nuée de fusées et de serpenteaux. Faut-il dire obscurci ou éclairé ? Cela partait de la lanterne du dôme : ce fut en cet endroit que la nuée creva : d’abord, on crut que tous les astres, grands et petits, étaient descendus en terre, afin de rendre hommage à Madame ; mais, l’orage étant cessé, on les vit tous en leur place. La catastrophe de ce fracas fut la perte de deux chevaux.

Ces chevaux, qui jadis un carrosse tirèrent,
Et tirent maintenant la barque de Caron,
Dans les fossés de Vaux tombèrent,
Et puis de là dans l’Achéron.

Ils étaient attelés à l’un des carrosses de la Reine ; et s’étant cabrés à cause du feu et du bruit, il fut impossible de les retenir. Je ne croyais pas que cette relation dût avoir une fin si tragique et si pitoyable. Adieu. Charge ta mémoire de toutes les belles choses que tu verras au lieu où tu es.

Le 10 septembre, La Fontaine écrira, toujours à François de Maucroix, son désespoir en apprenant l’arrestation de Fouquet. Son indignation éveilla alors en lui la conscience des injustices et des bassesses humaines qui mènent le monde et qu’il dénoncera avec force dans ses fables…

En savoir plus…

La Correspondance de Jean de La Fontaine
À l’occasion de la parution de la Correspondance intégrale de Jean de La Fontaine réunie par Pascal Tonazzi, nous vous présentons trois lettres du fabuliste.
Pour la première réunies dans un recueil, les lettres de La Fontaine nous permettent de découvrir une autre facette du célèbre auteur des Fables. Cette correspondance oubliée constitue un véritable trésor où brille le style virtuose de La Fontaine.

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Notes
  • Il s'agit de l'entrée de la reine Marie-Thérèse d'Autriche dans Paris, l'année passée.
  • La pièce Les Fâcheux, de Molière.
  • Du latin, qui signifie en ce temps-là.

Pascal Tonazzi
Pascal Tonazzi
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