Albert Einstein recevant ses papiers de citoyenneté américaine en 1940.

La « lettre sur Dieu » d’Einstein adjugée à 2,89 millions de dollars

Lors d’une vente exceptionnelle organisée ce mardi par Christie’s à New York, une lettre autographe dans laquelle Albert Einstein met en doute l’existence de Dieu a été adjugée à 2 892 500 dollars.

Eric Gutkind

Datée de 1954, cette lettre en allemand s’adresse au philosophe juif Eric Gutkind. Ce dernier, associé au cercle d’intellectuels européens qui comprenait, entre autres, Walter Benjamin, Martin Buber et Walther Rathenau, quitte l’Allemagne pour se réfugier aux États-Unis avec son épouse Lucie, dès 1933.

19 ans après, il écrit Choose Life: The Biblical Call to Revolt, livre dans lequel il réinterprète le judaïsme traditionnel. Ce livre est envoyé à Albert Einstein en 1954. Il ne l’aurait lu que suite aux recommandations de leur ami commun, le mathématicien néerlandais L. E. J. Brouwer. Le prix Nobel de physique lui envoie alors une lettre faisant suite à sa lecture.

La lettre

Écrite un an seulement avant la mort de l’auteur, le 18 avril 1955, le célèbre théoricien de la relativité expose sur une page et demi ses doutes face à la croyance religieuse. Le mot Dieu n’étant, pour lui, « rien d’autre que l’expression et le produit des faiblesses humaines, et la Bible un recueil de légendes vénérables mais malgré tout assez primitives ».

Transcription

2 pages, en allemand

Princeton, 3. 1. 1954

Cher Monsieur Gutkind,

Inspiré par la suggestion répétée de Brouwer, j’ai beaucoup lu dans votre livre ces derniers jours : merci beaucoup de me l’avoir envoyé. Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est ceci. Nous sommes en grande partie semblables en ce qui concerne notre attitude factuelle à l’égard de la vie et de la communauté humaine : un idéal qui va au-delà de l’intérêt personnel, avec la volonté de se libérer des désirs égoïstes, la volonté d’améliorer et de raffiner l’existence, en mettant l’accent sur sur l’élément purement humain, par lequel les choses inanimées doivent être perçues comme un moyen, auquel aucune fonction dominante ne doit être attribuée. (C’est surtout cette attitude qui nous unit en tant qu’attitude authentiquement « anti-américaine »).

Néanmoins, sans les encouragements de Brouwer, je ne me serais jamais approché de votre livre, car il est écrit dans une langue qui m’est inaccessible. Le mot Dieu n’est pour moi que l’expression et le produit des faiblesses humaines, la Bible est un recueil de légendes vénérables mais encore assez primitives. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, ne peut (pour moi) rien changer à cela. Ces interprétations raffinées sont naturellement très diverses et n’ont pratiquement rien à voir avec le texte original. Pour moi, la religion juive naturelle est, comme toutes les autres religions, une incarnation de la superstition primitive. Et le peuple juif auquel j’appartiens fièrement et dans la mentalité de laquelle je me sens profondément ancré n’a toujours pas pour moi de dignité différente de celle de tous les autres peuples. D’après mon expérience, ils ne sont en réalité pas meilleurs que les autres groupes humains, même s’ils sont protégés des pires excès par un manque de pouvoir. Sinon, je ne peux rien percevoir d’« élu » à leur sujet.

En général, cela me fait de la peine de revendiquer une position privilégiée et d’essayer de la défendre par deux murs de fierté, un mur extérieur en tant qu’être humain et un mur intérieur en tant que Juif. En tant qu’être humain, vous revendiquez dans une certaine mesure une dérogation à la causalité que vous acceptez autrement, en tant que Juif un statut privilégié pour le monothéisme. Mais une causalité limitée n’est plus du tout une causalité, comme en fait notre merveilleux Spinoza, reconnu à l’origine avec une clarté absolue. Et la conception animiste des religions naturelles n’est en principe pas annulée par la monopolisation. Avec de tels murs, nous ne pouvons atteindre qu’une certaine illusion ; mais nos efforts moraux ne sont pas favorisés par eux. Plutôt l’inverse.

Maintenant que j’ai exprimé ouvertement nos différences de convictions intellectuelles, il m’est toujours clair que nous sommes très proches les uns des autres dans l’essentiel, c’est-à-dire dans nos évaluations du comportement humain. Ce qui nous divise, ce n’est que la faculté intellectuelle ou la « rationalisation » en langue freudienne. Je pense donc que nous nous comprendrions très bien si nous discutions de choses concrètes.

Avec mes sincères remerciements et meilleurs vœux,

Bien à vous,
A. Einstein

Historique

Cette lettre n’est pas la seule à dépasser la barrière symbolique du million de dollars. Ainsi, en mars 2002, une autre lettre du physicien avertissant le président Franklin D. Roosevelt des projets atomiques allemands avait été adjugée à 2,1 millions de dollars. Plus récemment, en octobre 2017, une note écrite en 1922 à Tokyo portant sur le secret du bonheur était estimée entre 5 000 et 8 000 dollars avant d’être adjugée à 1,56 million de dollars par la maison de vente israélienne Winner’s.

Le prix de la lettre vendue mardi, baptisée « God letter », double presque son estimation haute de 1 et 1,5 million de dollars. Toutefois, elle avait déjà été vendue – probablement par les héritiers de Gutkind – en 2008 par Bloomsbury Auctions à Londres pour 404 000 dollars. Conservée pendant quatre ans dans un coffre à température contrôlée, l’acheteur anonyme l’a remet en vente, cette fois sur eBay, et l’aurait vendu en octobre 2012 pour 3 000 100 dollars mais l’acheteur n’était pas réel. Christie’s confirme par ailleurs que le vendeur actuel et l’acheteur de 2008 sont une seule et même personne.

La « God letter » est ainsi adjugée à 2 892 500 dollars, le commissaire-priseur ne manquant pas d’ajouter « Congratulations. Sorry to God, I guess! » sous les applaudissements et les rires de la salle.


J. M. Sultan
J. M. Sultan
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