Séverin Pineau, De integritatis & corruptionis virginum notis. Exemplaire relié en peau humaine pour le médecin Ludovic Bouland. Photographie : © Wellcome Collection.

L’étrange histoire des livres reliés en peau humaine

Depuis le XVIIIe siècle, une lugubre pratique consiste à relier des livres avec de la peau humaine. Ces reliures susciteront un vif engouement un siècle plus tard.

Chaque année, la période de Halloween annonce notre traditionnel article. Alors que nous vous présentions, l’année dernière, une macabre lettre rédigée par Pierre Louÿs, nous nous penchons cette année sur la bibliopégie anthropodermique. Autrement dit, le fait de relier des livres avec de la peau… humaine.

Âmes sensibles s’abstenir ☠️.

Les origines d’une étrange pratique

Tout d’abord, analysons le terme de bibliopégie anthropodermique qui ne désigne pas le livre en lui-même mais la technique de reliure.

Ce terme est composé du mot « bibliopégie » qui puise ses racines dans deux mots grecs : βιβλίον (biblion, le livre) et πήγνυμι (pēgnumi pour solidifier, réparer). Il s’agit de la reliure. Le second mot, « anthropodermique », fait référence à la peau humaine et tient, là aussi, son origine du grec : ἄνθρωπος (ánthrôpos, l’être humain) et δέρμα (derma, la peau).

Quant à l’expression complète de bibliopégie anthropodermique, sa première utilisation remonte à 1946 ; date à laquelle Lawrence Sidney Thompson, directeur des bibliothèques de l’université du Kentucky, publie un article sur le tannage de la peau humaine1 et ses diverses utilisations. Il mentionne par exemple la légende selon laquelle la peau du chef de guerre Jan Žižka fut transformée en tambour et que la Bibliothèque Nationale de France conserverait une Bible du XIIIe siècle non pas reliée mais entièrement écrite sur une peau de femme.

Portrait supposé de Jan Žižka par Jan Vilímek. Selon Æneas Sylvius, le dernier souhait de Žižka était d’utiliser sa peau pour fabriquer des tambours afin qu’il puisse continuer à diriger ses troupes même après sa mort.

En 1710, le juriste bibliophile Zacharias Conrad von Uffenbach – dont la collection privée était l’une des plus importantes d’Allemagne – mentionne vraisemblablement pour la première fois une reliure faite en peau humaine. Dans le deuxième volume de son ouvrage consacré à ses voyages en Europe2, il rapporte :

Nous avons également vu un petit duodécimo3, Molleri manuale præparationis ad mortem. Il ne semblait y avoir rien de remarquable à son sujet, et vous ne pouviez pas comprendre pourquoi il était ici jusqu’à ce que vous lisiez, au recto, qu’il était relié en peau humaine. Cette reliure inhabituelle, dont je n’avais jamais vu de pareil, me paraissait particulièrement bien adaptée à ce livre, dédié à une plus grande méditation sur la mort. Vous le prendriez pour de la peau de porc.

En France, les années qui suivirent la Terreur apportèrent aussi leur lot de rumeurs liées à de telles utilisations. Ainsi, à Meudon, se serait établie une tannerie spécialisée en peau humaine.

Enfin, précisons qu’à l’origine de tels ouvrages n’avaient pas pour vocation de garnir les rayonnages de collectionneurs sourcilleux. Souvent, ces reliures étaient commandées par des médecins après l’exécution de criminels ; il s’agit d’une seconde punition. Ce fut le cas des meurtriers John Horwood en 1821 et de William Corder en 1828. Le Collège royal des chirurgiens d’Édimbourg conserve aussi un cahier relié dans la peau du célèbre meurtrier William Burke après sa pendaison et sa dissection publique par le professeur anatomiste Alexander Monro en 1829.

Ce cahier a été réalisé à partir de la peau du tueur en série William Burke. Une inscription indique « Exécuté le 28 janvier 1829 » tandis que le premier plat précise « Burke’s Skin Pocket Book ». Photographie : © Surgeon’s Hall Museums Edingburg.

Est-ce vraiment de la peau humaine ?

Si vous possédez des livres anciens reliés, vous vous demanderez certainement si votre précieuse bibliothèque renferme de tels ouvrages. C’est bien possible mais, soyons honnête, peu probable. La réalisation d’une reliure en peau humaine reste très marginale – pour ne pas dire extrêmement marginale -, et cela, sans compter les « faux » exemplaires.

En effet, depuis 2015, The Anthropodermic Book Project a pour mission d’analyser ces mystérieux exemplaires et clarifier ces rumeurs. L’équipe de scientifiques à la tête de ce projet a mis au point une méthode simple, peu coûteuse et véritablement fiable pour tester des livres anthropodermiques et établir s’ils sont d’origine humaine. Leur objectif est de recenser ces livres et de les tester autant que possible pour apprendre les vérités historiques derrière toutes ces insinuations.

Dans le passé, des analyses ADN avaient été effectuées mais cette méthode a plusieurs inconvénients : l’ADN peut être détruit lorsque la peau est tannée, il se dégrade avec le temps et il peut être contaminé par d’éventuelles manipulations. En ayant recours à une nouvelle méthode, celle de l’empreinte de masse peptidique (Peptide Mass Fingerprinting ou PMF, en anglais), les scientifiques extraient un minuscule échantillon de la reliure et le collagène présent dans le cuir est ensuite analysé par spectrométrie de masse. Le résultat obtenu permet alors d’identifier la variété de protéines caractéristiques aux différentes espèces vivantes.

Exemple d’analyse PMF avec du collagène humain (supérieur) et de mouton (inférieur). Graphiques : © The Anthropodermic Book Project.

À l’heure actuelle, l’équipe a pu mettre la main sur 31 livres parmi les 50 référencés comme anthropodermiques. 60% des livres testés sont véritablement reliés en peau humaine ; la majorité de ces rumeurs sont donc avérées.

Quelques exemples

Parmi tous les livres considérés, à tort ou à raison, comme anthropodermiques, nous pouvons déjà établir quelques statistiques : environ 35% sont des éditions françaises ; 15% sont conservés en France et 55% aux États-Unis ; 90% des livres analysés et confirmés par la méthode PMF sont conservés aux États-Unis. On retrouve ainsi un exemplaire du Scarabée d’Or d’Edgar Poe dans une collection privée française et un Essai sur les lieux et les dangers des sépultures par Félix Vicq d’Azyr, conservé à la Bibliothèque royale de Belgique.

Edgar Allan Poe – Le Scarabée d’Or

Relié par le maître Gustave Rykers, de l’Académie royale de Belgique, cet exemplaire du célèbre conte d’Edgar Poe contient une intéressante note rédigée par l’auteur Charles Erskine Scott Wood :

Cher John – Quel hommage au morbide et épris de mort Poe que de trouver le Scarabée d’Or relié en peau humaine – ou est-ce une tentative de plaisanterie ? Poe humani en peau humaine.

C.E.S.W.

C’est le bibliophile français Hugues Ouvrard4 qui a prélevé lui-même l’échantillon sur la reliure (terrifiante épreuve pour un bibliophile !) avant de l’envoyer au laboratoire américain. Les résultats sont formels : il s’agit, là aussi, d’une véritable reliure en peau humaine.

Edgar Allan Poe, Le Scarabée d’Or, E. Dentu, 1892. Exemplaire relié en peau humaine. Photographie : © PBA Galleries Auctions.

Robert Couper – Speculations on the mode and appearances of impregnation in the human female

Ces « spéculations sur le mode et les apparences de l’imprégnation chez la femme humaine » ont été reliées en 1887 par le Dr John Stockton Hough avec la peau qu’il avait prélevée de la cuisse d’une femme nommée Mary Lynch, décédée en 1869 de la trichinose à l’hôpital Blockley Almshouse de Philadelphie.

Conservé au musée de la médecine Mütter (Philadelphie), ce livre particulier est présenté, en vidéo, par le directeur de l’institution :

Arsène Houssaye – Des destinées de l’âme

Dans les années 1880, l’auteur a offert son dernier ouvrage, une méditation sur l’âme et la vie après la mort, à son ami Ludovic Bouland, médecin réputé et éminent bibliophile. Son propriétaire l’a ensuite relié dans une peau qu’il avait prélevée sur le dos du corps non réclamé d’une patiente d’un hôpital psychiatrique français, décédée subitement d’apoplexie.

Arsène Houssaye, Des destinées de l’âme. Exemplaire relié en peau humaine. Photographie : © Harvard University (FC8.H8177.879dc).

Une note autographe rédigée par le médecin bibliophile est insérée dans le volume :

Ce livre est relié en peau humaine parcheminée, c’est pour lui laisser tout son cachet qu’a dessein on n’y a point appliqué d’ornement. En le regardant attentivement on distingue facilement les pores de la peau. Un livre sur l’Ame humaine méritait bien qu’on lui donnait un vêtement humain : aussi lui avais-je réservé depuis longtemps ce morceau de peau humaine pris sur le dos d’une femme. Il est curieux de voir les aspects différents que prend cette peau selon le mode de préparation auquel elle est soumise. La comparer par exemple avec le petit volume que j’ai dans ma bibliothèque, Sever. Pinaeus de Virginitatis notis qui lui aussi est relié en peau humaine mais tannée au sumac.

Dr L. Bouland

Notes manuscrites de Ludovic Bouland sur ses reliures en peau humaine. Photographie : © Harvard University (FC8.H8177.879dc).

Séverin Pineau – De integritatis & corruptionis virginum notis

Il s’agit là du second volume en peau humaine que mentionne Ludovic Bouland dans la note précédente. L’ouvrage qui a pour sujet la virginité, parfaitement conservé, a été relié en 1865 par Marcellin Lortic pour le bibliophile avec une peau de femme qu’il avait tannée lorsqu’il était encore étudiant en médecine. Le livre a ensuite été offert à la Wellcome Library par Annabel Geddes, fondatrice de l’attraction horrifique London Dungeon.

Séverin Pineau, De integritatis & corruptionis virginum notis. Exemplaire relié en peau humaine pour le médecin Ludovic Bouland. Photographie : © Wellcome Collection.

Là encore, le bibliophile, qui semble parfaitement organisé, a laissé une note manuscrite dans l’ouvrage :

Ce curieux petit livre sur la Virginité et les fonctions génératrices féminines me paraissant mériter une reliure congruente au sujet est revêtu d’un morceau de peau de femme tanné par moi-même avec du sumac.

Dr L. Bouland

Notes manuscrites de Ludovic Bouland sur ses reliures en peau humaine. Photographie : © Wellcome Collection.

Camille Flammarion – Les terres du ciel et La pluralité des mondes habités

Nous arrivons à l’histoire la plus singulière. Une histoire qui mêle fascination et répugnance ; le tout, teinté de romantisme. Difficile à croire ? C’est pourtant l’histoire que vécut un célèbre astronome, Camille Flammarion.

Aussi, nous ne pouvons nous empêcher de reproduire ici un extrait du Plaisir de bibliophile5, rédigé par Ernest de Crauzat en 1926 :

[…]
Tout autre est l’aventure, d’une douce et troublante poésie, arrivée à M. Camille Flammarion, le célèbre astronome.

Au cours d’une soirée, on le présente à une délicieuse jeune femme de 28 ans, d’origine étrangère, mariée en France au comte de Saint-Ange, fort instruite et d’une intelligence très raffinée.

L’étude des sciences la passionnait. Elle demanda au savant de lui révéler quelques-uns des mystères des mondes imaginaires et des mondes réels. Cette conversation fut un enchantement. Commencée à Paris, elle se continua dans la propriété que la dame et son mari possédaient dans le Jura.

La comtesse, phtisique et sans illusion sur son état, parlait sans effroi de sa fin prochaine. De ce séjour mélancolique et singulièrement poétique, le souvenir fût resté délicieux si, à quelque temps de là, M. Camille Flammarion n’avait reçu la lettre suivante :

« Cher Maître,

J’accomplis ici le vœu d’une morte qui vous a étrangement aimé. Elle m’a fait jurer de vous faire parvenir, le lendemain de sa mort, la peau des belles épaules que vous avez si fort admirées « le soir des adieux, » a-t-elle dit, et son désir est que vous fassiez relier, dans cette peau, le premier exemplaire du premier ouvrage de vous qui sera publié après sa mort. Je vous transmets, cher Maître, cette relique comme j’ai juré de le faire et je vous prie d’agréer…

Docteur V… »

« J’avais admiré, en effet, ces superbes épaules le soir des adieux, raconta l’auteur des Merveilles célestes dans une interview, et je les avais là, maintenant, sur le bureau de ma salle à manger, m’inspirant d’autres sentiments. Que faire du cadeau ? Le renvoyer ? J’en avais bien la tentation. D’autre part, après réflexion, pourquoi ne pas remplir le vœu d’une femme dont le souvenir m’était agréable ?

J’envoyai la peau à un tanneur qui, pendant trois mois, l’a travaillée avec le plus grand soin. Elle m’est revenue blanche, d’un grain superbe, inaltérable. J’en ai fait relier le livre qui était en cours de publication : Ciel et Terre. Cela fait une reliure magnifique. Il est maintenant dans ma bibliothèque de Juvisy. Les tranches du livre sont de couleur rouge, parsemées d’étoiles d’or, pour rappeler les nuits scintillantes de mon séjour dans le Jura. Sur la peau des épaules de la comtesse, j’ai fait graver, en outre, en lettres d’or : Souvenir d’une morte. »

Il faut avouer, à cela près que le bleu eût mieux convenu que le rouge pour les tranches constellées d’étoiles, que ce petit in-12 de « l’Alexandre Dumas père de la cosmographie » comme on a appelé Camille Flammarion, « le seul peut-être des livres humains qui puisse être lu avec plaisir par un membre de l’Institut et par deux amoureux enlacés, » s’accommode symboliquement très bien de cette reliure.

Portrait de Camille Flammarion.

Certaines préférences…

Le même Ernest de Crauzat mentionne une intéressante anecdote suite à l’aventure de Camille Flammarion. Il semblerait que certains collectionneurs exigeants ne se contentaient pas d’avoir un livre en peau humaine « classique ».

[…]
L’aventure, en son temps, défraya la chronique. À la suite d’un article paru dans Le Mercure de France, M. Kieffer, le relieur parisien, adressa au directeur de cette revue, la lettre suivante :

« Monsieur Vallette,

Vos échos sur la peau humaine employée en reliure m’ont fort intéressé. Permettez-moi de signaler à vos lecteurs quelques reliures que j’ai exécutées pour le docteur V…

L’une sur l’Éloge des Seins, de Mercier de Compiègne. Nous avions incrusté dans le maroquin du plat une peau de sein de femme avec la pointe au centre, très aplatie, d’ailleurs, étant tannée avec le reste.

Mais cet amateur cherchait surtout les tatouages humains. C’est ainsi qu’un exemplaire de Bubu de Montparnasse a été relié avec un dessin représentant un cœur percé d’une flèche et en exergue : « à Nini pour la vie. » Un jour, il sut se procurer un tatouage représentant deux duellistes en costumes vaguement Louis XIII et, ce jour-là, on fit la reliure des Trois Mousquetaires et quelque dix ou douze autres reliures dont je ne me souviens pas.

Le procédé de tannage était une simple mais prolongée macération dans l’éther, puis grattage pour enlever l’épaisseur de la peau et ne laisser que l’épiderme. Cela prenait alors l’aspect vitreux d’un vieux parchemin, moins roide que du vieux parchemin, mais de même couleur. […] »

Le plus « amusant » étant probablement ce qui contrarie sérieusement l’auteur de l’article : « À chacun de ces livres conviennent merveilleusement les fragments de peaux dont ils sont revêtus ; toutefois, on ne peut que regretter que leurs éditions n’en soient pas plus rares ou leurs tirages plus recherchés. »

On ne peut pas tout avoir…

Notes
  • Cet article, publié dans le Bulletin de l'Association des bibliothèques médicales en avril 1946, peut être consulté librement sur le site de la Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis.
  • Ce passage de Merkwürdige Reisen durch Niedersachsen, Holland und Engelland peut être librement consulté sur Google Books.
  • L'in-duodecimo est un format de livre où la feuille imprimée est pliée pour donner douze feuillets (soit vingt-quatre pages). Voir notre guide sur les différents formats.
  • Pour en savoir plus sur l'analyse de ce livre particulier, voir l'excellent article de Hugues Ouvrard sur Bibliophilie.com.
  • Ce numéro de la Gazette trimestrielle des amateurs de livres modernes peut être consulté librement sur Gallica.
  • Certains des livres que nous présentons ont pu passer sous le marteau de commissaires-priseurs français. Il est intéressant de rappeler que bien que la vente d'éléments du corps humain soit interdite en France, en vertu des dispositions de l'article 16.1 du Code civil, une tolérance est admise dans les ventes aux enchères lorsque l'élément humain s'efface derrière la dimension culturelle de l'objet.
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J. M. Sultan
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