Manuscrit autographe des 120 Journées de Sodome. Photographie : © Collections Aristophil.

L’histoire du sulfureux manuscrit des 120 Journées de Sodome

Alors que le ministère de la Culture annonce avoir finalisé l’acquisition du célèbre manuscrit des 120 Journées de Sodome, revenons sur l’histoire de l’une des plus grandes œuvres du Divin Marquis.

Nous sommes le 29 février 1784, Donatien Alphonse François de Sade est transféré du donjon de Vincennes à la Bastille. Bien que bénéficiant d’un traitement de faveur, le marquis ne peut supporter sa captivité et extériorise sa rage sur ce qui l’entoure, allant jusqu’à menacer sa femme qui lui est pourtant entièrement dévouée.

Une histoire pas comme les autres…

Le 22 octobre 1785 marque le début d’une grande entreprise : la mise au net des brouillons de sa première œuvre magistrale, les Cent Vingt Journées de Sodome ou l’école du libertinage. Ce manuscrit qui, rappelons-le, reste inachevé, contient le récit le plus sulfureux de son époque. Sous forme de journal, Sade raconte l’histoire de quatre aristocrates « dont la fortune immense est le produit du meurtre et de la concussion ». Avec quarante-deux victimes – principalement des jeunes garçons et filles enlevés à leurs parents -, le quatuor s’enferme dans le château de Silling et, inspiré par les six cents perversions racontées par quatre proxénètes, décide de mettre en pratique des sévices sexuels difficilement imaginables sur leurs jeunes victimes.

Le marquis de Sade. Copie supposée de Mlle Rousset d’après le portrait réalisé par Charles van Loo vers 1770.

L’ouvrage se compose de quatre parties (dont seule la première est achevée, le reste est sous forme de plan détaillé) dans lesquelles les débauches sont évoquées graduellement. L’on retrouve ainsi les passions « simples », « doubles » et « criminelles ». Puis, si l’ouvrage n’a pas déjà été jeté au feu, le lecteur terminera sa lecture sur la partie la moins digeste, celle des passions « meurtrières ».

De nos jours, les plateformes consacrées à la littérature regorgent de commentaires laissés par des lecteurs qui, écœurés, affirment ne pouvoir le terminer.

La Révolution

Mais revenons à la Bastille où Sade a recours à une minutieuse technique pour éviter la saisie de son ouvrage. L’auteur assemble 33 feuillets de 11,3 centimètres collés bout à bout et formant un rouleau de 12 mètres de long qu’il recouvre, des deux cotés, de sa plus fine écriture. À la fin de sa séance de travail, il dissimule le précieux manuscrit entre les pierres qui composent les murs de sa cellule.

En juillet 1789, les rues de Paris s’animent particulièrement autour de la Bastille. Le marquis, qui ne manque pas une occasion d’exprimer son mécontentement, souhaite déclencher une émeute. En s’aidant d’un porte-voix, il ameute la foule : « On égorge les prisonniers ! » crie-t-il. Le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, prend les mesures qui s’imposent et ordonne le transfert de « cet être que rien ne peut réduire » vers l’asile de Charenton.

Jean-Pierre Houël, La Prise de la Bastille, 1789. Bibliothèque nationale de France. Au centre, l’arrestation du marquis de Launay.

Arrive le mardi 14 juillet 1789, la Bastille tombe. La forteresse est pillée, démolie, tandis que le marquis de Launay est lynché puis décapité par les révolutionnaires. Selon le poète et biographe Gilbert Lely, le manuscrit sera découvert dans la cellule du marquis par un dénommé Arnoux de Saint-Maximin et sera conservé pendant trois générations par la famille de Villeneuve-Trans. Du côté de Charenton, Sade mandate sa femme afin de retrouver le manuscrit. Sans succès, il écrira avoir versé « des larmes de sang » suite à la perte de son chef-d’œuvre. Il n’oubliera jamais cet évènement et, en ces lieux, il rendra son dernier souffle 25 ans plus tard.

Itinéraire mouvementé

À la fin du XIXe siècle, le rouleau est vendu au dermatologue et psychiatre berlinois Iwan Bloch, qui publie en 1904 sous le pseudonyme d’Eugène Dühren, la première version de l’œuvre comportant de nombreuses erreurs de transcription. Le médecin était déjà l’auteur d’une biographie du Divin Marquis publiée 5 ans plus tôt.

En 1929, l’écrivain Maurice Heine, mandaté par le couple de mécènes Charles et Marie-Laure de Noailles1, achète le manuscrit. Il publiera, de 1931 à 1935, une édition en trois volumes qui, en raison de sa qualité, est aujourd’hui considérée comme la seule originale.

Portrait de Marie-Laure de Noailles. Par sa mère, née Marie-Thérèse de Chevigné, Marie-Laure descend du marquis de Sade.

Près de 50 ans plus tard, le manuscrit aurait été volé à la famille de Noailles par un proche – certains parlent d’un cadeau… -, exporté illégalement puis vendu au bibliophile suisse spécialisé dans l’érotisme, Gérard Nordmann2. S’engage alors une bataille judiciaire entre les deux familles. Alors que la France souligne le vol du manuscrit et demande sa restitution à la famille de Noailles, la justice helvétique insiste sur l’acquisition « de bonne foi » réalisée par Gérard Nordmann.

Aristophil

Ce n’est qu’en 2014 que Gérard Lhéritier, fondateur de la société qu’on ne présente plus, parvient à l’acquérir pour 7 millions d’euros avant de le revendre aux investisseurs de son fonds pour un montant de 12,5 millions d’euros.

Au moment de l’acquisition, Lhéritier précisait à l’AFP qu’une « part des 7 millions d’euros est revenue à la famille Nordmann, détentrice légale du rouleau, selon la justice helvétique, l’autre à Carlo Perrone, héritier de Nathalie de Noailles, propriétaire légitime du manuscrit, selon la justice française. »

Le manuscrit sera ensuite rapatrié en jet privé puis exposé dans une vitrine de 7 mètres de long réalisée sur-mesure pour le nouveau siège de la société Aristophil, l’Hôtel de La Salle. Un peu plus tard, le Musée des Lettres et Manuscrits célébrera le bicentenaire de la mort du Marquis de Sade en « [exposant] pour la première fois en France l’une des œuvres les plus décriées de la littérature française ».

Derrière ces tractations, la Fondation Martin Bodmer se retrouve être la grande perdante de l’affaire. En effet, l’illustre institution suisse abritait le manuscrit pendant près de 8 ans et aurait dû recevoir le manuscrit en legs…

Un trésor national acquis par l’État

Lorsqu’en décembre 2017 est dévoilé le catalogue de la vente inaugurale de la collection Aristophil, le ministre de la culture Françoise Nyssen s’empresse de classer trésor national le lot numéro 39 : « Manuscrit autographe, Les 120 journées de Sodome ou l’école du libertinage, 1785 ; bande de 33 feuillets collés bout à bout, formant un rouleau d’une longueur de 12,10 mètres sur une largeur de 11,3 cm, écrit au recto puis au verso. »

Estimé à 4,55 millions d’euros, le manuscrit attendait un mécène capable d’en supporter l’acquisition. Après 4 ans d’attente, le ministère a annoncé le 9 juillet dernier l’acquisition du manuscrit qui sera conservé non pas à la Bibliothèque nationale de France mais à celle de l’Arsenal. En effet, la transaction a été rendue possible par un seul mécène, l’ancien banquier d’affaires cofondateur du fonds d’investissement Boussard & Gavaudan, Emmanuel Boussard, qui souhaite, par ce geste, honorer la mémoire de son grand-père Jacques Boussard, conservateur de la Bibliothèque entre 1943 et 1964.

Le manuscrit des 120 Journées dans son écrin.

Dans son communiqué, l’État a insisté sur l’influence qu’a pu exercer cette œuvre, « véritable monument, texte capital de la critique et de l’imaginaire, sulfureux et devenu un classique, il a profondément marqué de nombreux auteurs » et précise qu’il « sera présenté lors d’un colloque en 2022, regroupant des spécialistes et intellectuels, visant à questionner la figure de Sade, la réception de son œuvre au cours des siècles et sa lecture aujourd’hui ».

Ce document unique rejoindra donc le département de l’Arsenal qui conserve l’une des plus belles collections du patrimoine écrit du XVIIIe siècle.

Notes
  • Précisons que Marie-Laure de Noailles, née Bischoffsheim, était une descendante du marquis de Sade.
  • En 2006, Christie's a organisé la dispersion de la Bibliothèque érotique de Gérard Nordmann. Celle-ci contenait, entre autres, de nombreuses éditions originales de Sade. Quant au rouleau qui nous intéresse, il sera encore conservé 8 ans par ses descendants.

J. M. Sultan
J. M. Sultan
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