Codex Egberti. L'archevêque Egroned reçoit le livre de deux moines de l'île de Reichenau. Stadtbibliothek Weberbach.

L’Université catholique de Lille se sépare de l’un des plus beaux manuscrits enluminés conservés en France

Alors que la Catho de Lille avait déjà trouvé un acheteur à l’étranger, le ministère de la Culture s’est empressé de refuser l’exportation de l’Évangéliaire de Saint-Mihiel et de le classer « Trésor national ».

L’Évangéliaire de Saint-Mihiel

L’ouvrage qui nous intéresse est un manuscrit enluminé contenant les péricopes des évangiles, c’est-à-dire des passages extraits pour l’usage liturgique.

Le manuscrit contient 254 folios et est décoré de 15 miniatures en pleine page qui se distinguent par le traitement iconographique et l’expressivité des scènes enluminées. La commanditaire de l’ouvrage est une dame nommée Irmengarde qui souhaite la réalisation du manuscrit après la mort de son mari Werner – le couple est d’ailleurs représenté dans une sublime enluminure.

Il est réalisé vers 1100 au monastère de Reichenau dont le scriptorium occupe alors une place particulière en tant que centre de production des commandes impériales1. Issue d’une famille comtale de Souabe, la commande d’Irmengarde se place en droite ligne dans la tradition du mécénat impérial.

Évangéliaire de Saint-Mihiel. Irmengarde et Werner tendent un évangéliaire au Christ, f.253v. Bibliothèque de l’Institut catholique de Lille.

Parmi les scènes les plus célèbres se trouvent une miniature de dédicace, représentant la commanditaire soutenant son époux défunt qui présente un livre au Christ, trônant avec saint Michel et L’Ascension du Christ dans une mandorle2.

L’historique et les différentes hypothèses des chercheurs sur la datation de ce manuscrit sont à retrouver dans les excellentes études qui lui sont consacrées : celle de Rémy Cordonnier sur les différences stylistiques entre deux manuscrits de l’école de Reichenau3 et les travaux de Karl Schmid4 et Ulrich Kuder5 sur les questions d’attribution et de datation de l’Évangéliaire de Saint-Mihiel.

Le manuscrit hors de France ?

L’Université catholique de Lille, que l’on appelle couramment la Catho, est en réalité une fédération universitaire créée en 1875 dont les institutions regroupées sous sa bannière accueillent aujourd’hui plus de 30 000 étudiants. L’on pourrait alors se demander comment un manuscrit si précieux, presque millénaire, peut-il se retrouver au sein d’une fédération universitaire.

L’Abbaye de Reichenau, à l’origine de l’Évangéliaire de Saint-Mihiel et du Codex Egberti (illustration principale de l’article).

Son histoire est pourtant bien simple. Au milieu du XIXe siècle, l’Évangéliaire se trouverait chez un libraire de Saint-Mihiel, une commune située à 300 kilomètres de Lille qui abrite une merveilleuse bibliothèque bénédictine sur laquelle nous reviendrons dans notre série consacrée aux Trésors des bibliothèques.

Le manuscrit est ensuite acquis par le curé de Saint-Mihiel, Charles-Nicolas-Pierre Didiot. 14 ans après sa mort, son frère, le chanoine Jules Didiot, fait don du manuscrit à la faculté de théologie de l’Institut catholique de Lille où il est doyen depuis 1877. Toutefois, ce cadeau, qui ferait le plus grand bonheur de certaines bibliothèques, est pour l’institution catholique un véritable fardeau. Conserver un manuscrit d’une telle valeur a un coût et, entre la conservation, la sécurité et l’assurance, celui-ci se révèle plutôt important.

Dalle funéraire de Charles-Nicolas-Pierre Didiot, l’acquéreur de l’Évangéliaire de Saint-Mihiel dans les années 1830. © GO69.

Ainsi, nous sommes en octobre 2019 lorsque l’Institut contacte la maison de vente Aguttes qui a, assez vite, réussi à trouver un acquéreur étranger. Comme tout objet pouvant être reconnu par l’État français comme un bien culturel, cette vente est soumise à la délivrance d’un certificat d’exportation, délivré par le ministère de la Culture. En mars 2020, ce dernier s’est empressé – le terme est certainement excessif vu le délai de 5 mois pour un manuscrit d’une telle importance – de refuser la sortie de l’ouvrage et de le déclarer Trésor national.

L’acquéreur étranger semble toujours vouloir acquérir ce manuscrit même s’il ne peut quitter le territoire français. Si cette transaction ne se déroule pas comme prévu, l’État aura certainement l’opportunité de l’acheter… pour quelques zéros en moins. En attendant la résolution de cette vente qui risque de s’éterniser, on regrette que le manuscrit n’ait pas été numérisé – ce que nous comprenons puisque l’institution peine déjà à le conserver – avant de rejoindre potentiellement une collection privée.

Notes
  • L'on doit ainsi à ce scriptorium le codex Egberti, le psautier d'Egbert et les sacramentaires de Petershausen et de Sankt Paul im Lavanttal.
  • Rémy Cordonnier. Le Codex Egberti et l'évangéliaire de Saint-Mihiel, 2011.
  • Karl Schmid, « Zum Stifterbild im Liller Evangelistar des 11. Jahrhunderts », Frühmittelalterliche studien, 16, 1982.
  • Ulrich Kuder, « Das Liller Evangelistar, eine 'reichenauische' Bilderhandschrift der salischen Zeit », Frühmittelalterliche Studien, 32, 1998.
  • La mandorle est la Gloire ovale dans laquelle s'inscrivent les personnages sacrés, ici le Christ.
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J. M. Sultan
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