Portrait de Jean de La Fontaine. À l'arrière-plan, La Fête donnée par Louis XIV à Versailles en 1664, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

« Ne nous laissons pas surprendre, je vous en prie » — Quand La Fontaine écrivait à la femme de son ami

Vers la fin de l’année 1688, Jean de La Fontaine écrivit une bien étrange lettre à une amie, Madame Ulrich, dont le prénom nous demeure, aujourd’hui encore, inconnu. Le ton est embarrassé voire très inquiet…

Pourquoi de si alarmants propos sont-ils tenus par le poète de Château-Thierry, pourtant réputé pour son caractère agréable et sa légendaire nonchalance ?

La Fontaine et l’épouse infidèle

Notre poète est préoccupé par une importante mission morale qu’il eut mieux fait de ne pas proposer. L’affaire est complexe : il avait pour ami un suédois nommé Ulrich qui avait fait éduquer, à ses frais, une belle orpheline puis s’était marié avec elle. C’était la fille d’un des Vingt-Quatre Violons du Roi1, mort lorsqu’elle n’avait encore que treize ans.

Vint le moment où Monsieur Ulrich, maître d’hôtel du Comte d’Auvergne, dût partir l’accompagner en campagne militaire contre Guillaume d’Orange lors de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg. La Fontaine ne trouva pas mieux, pour rendre service à son ami, que de se porter garant de sa femme en lui promettant qu’elle ne quitterait pas Paris après son départ. Mais veiller sur cette jeune épouse était impossible : elle était fort infidèle ! Et là voilà, aussitôt son mari parti, elle-même sur les chemins de province pour y rejoindre son amant, le marquis de Sablé, et le frère de celui-ci l’abbé de Servien.

Portrait de Godefroy Maurice de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon par Robert Nanteuil, 1657. © Princeton Digital Collections.

Madame Ulrich ne se préoccupa pas le moins du monde de son époux et encore moins de son infortuné chaperon, Jean de La Fontaine. Ce dernier lui écrivit alors, en proie à une anxiété extrême. Il lui parle de ses insomnies, de ses angoisses mais aussi de ses scrupules. Il est pris d’une sorte de panique à l’idée d’un retour précipité de Monsieur Ulrich, qui pourrait se montrer peu accommodant, tant avec sa femme qu’avec La Fontaine : « […] j’en viens toujours à ce diable de mari, qui est pourtant un fort honnête homme. Ne nous laissons point surprendre. Je meurs de peur que nous ne le voyions, sans nous y attendre… » Cela obsède tant sa pensée qu’il s’interroge, plein d’angoisse « […] mais qui diantre sait précisément quand il reviendra ? »

Notre fabuliste change toutefois radicalement de ton lorsqu’il évoque la très plaisante visite qu’il rendit à Mademoiselle Thérèse, la fille de Madame Ulrich. Cette subtile allusion est peut-être intentionnelle, afin de faire pression sur son amie. Mais La Fontaine n’aimait rien tant que la compagnie de jolies femmes ou jeunes filles…

Madame Ulrich, tout à ses batifolages, lui répondit, mais malheureusement nous n’en avons plus trace. Elle semblait avoir tranquillisé Jean de La Fontaine car, dans une seconde lettre, il se montre bien moins craintif.

« […] vous trouverez beaucoup de nuits où j’aurai le temps de m’occuper du souvenir de vos charmes »

Lettre de Jean de La Fontaine à Madame Ulrich

[Fin 1688]

J’ai reçu, Madame, une lettre de vous du 28 du passé, et vous avais écrit une seconde lettre où il n’y avait remontrance aucune. Comme vous n’avez pas résolu de profiter de celles que je vous ai faites, je vous suis fort obligé de ce que vous me dispensez de vous en faire d’autres à l’avenir : c’est là tout à fait mon compte. Je n’ai nullement le caractère de Bastien-le-remontreur ; c’est un quolibet. Cependant délivrez-moi le plus tôt que vous pourrez de l’inquiétude où je suis touchant le retour de votre époux, car je n’en dors point. Cela et mes rhumes me vont jeter dans une insomnie qui durera jusqu’à ce que vous soyez à Paris. Joignez à tous ces ennemis du sommeil (ceci est dit poétiquement) l’amitié violente que j’ai pour vous, et vous trouverez beaucoup de nuits où j’aurai le temps de m’occuper du souvenir de vos charmes et de bâtir des châteaux.

J’accepte, Madame, les perdrix, le vin de Champagne et les poulardes, avec une chambre chez M. le marquis de Sablé, pourvu que cette chambre soit à Paris. J’accepte aussi les honnêtetés, la bonne conversation, et la politesse de M. l’abbé de Servien et de votre ami. En un mot, j’accepte tout ce qui donne bien du plaisir ; et vous en êtes toute pétrie ; mais j’en viens toujours à ce diable de mari, qui est pourtant un fort honnête homme. Ne nous laissons point surprendre. Je meurs de peur que nous ne le voyions, sans nous y attendre, comme le larron de l’Évangile . Évitons cela, je vous en supplie, et si nous pouvons ; car je ne suis pas un répondant trop sûr de son fait, non plus que Madame… dont je me suis porté pour caution envers un époux qui est quelquefois un peu mutin. Vous paierez de caresses pleines de charmes : mais moi, de quoi paierai-je ? Adieu, Madame, aimez-moi toujours, et me maintenez dans les bonnes grâces des deux frères. Qui a tâté d’eux un moment sans plus ne s’en peut passer qu’avec une peine à laquelle je renonce de tout mon cœur.

J’ai vu Mlle Thérèse, qui m’a semblé d’une beauté et d’un teint au-dessus de toutes choses. Il n’y a que la fierté qui m’en choque. Ne vous êtes-vous pas aperçue que votre fille était une fière petite peste ? Je la verrai encore aujourd’hui, s’il plaît à Dieu.

Ne nous laissons pas surprendre, je vous en prie. Je m’informerai : mais qui diantre sait précisément quand on reviendra ? Les jours vous sont des moments en la compagnie des deux frères, et ils me sont des semaines en votre absence. Ne vous étonnez donc pas si je crie si haut, et si je rebats toujours une même note.

Très peu de temps après la mort du poète champenois, en 1696, elle publia ses Œuvres posthumes. Plusieurs pièces y paraissent pour la première fois, comme le conte Les Quiproquos.

Ainsi, loin de cette image de frivolité qui pourrait-être associée à sa personnalité, Madame Ulrich était une femme libre et cultivée, elle-même autrice. Sa comédie de travestissement, La Folle Enchère, fut créée le 30 mai 1690 à la Comédie-Française puis représentée devant le roi et la cour, au château de Versailles. Elle restera l’une des trois seules autrices à avoir fait jouer une pièce à la Comédie-Française au XVIIe siècle.

En savoir plus…

La Correspondance de Jean de La Fontaine
À l’occasion de la parution de la Correspondance intégrale de Jean de La Fontaine réunie par Pascal Tonazzi, nous vous présentons trois lettres du fabuliste.
Pour la première réunies dans un recueil, les lettres de La Fontaine nous permettent de découvrir une autre facette du célèbre auteur des Fables. Cette correspondance oubliée constitue un véritable trésor où brille le style virtuose de La Fontaine.

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Notes
  • Les Vingt-Quatre Violons du Roi est une formation musicale qui de 1577 jusqu'à sa suppression par un édit de 1761 fut destinée aux divertissements et cérémonies officielles de la Cour de France.

Pascal Tonazzi
Pascal Tonazzi
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