Le Mahzor Luzzatto, Allemagne du Sud, fin du XIIIe-début du XIVe siècle. © Sotheby's.

Tout savoir sur le Mahzor Luzzatto récemment vendu 8,3 millions de dollars chez Sotheby’s

Malgré les nombreux efforts déployés pour empêcher cette vente à des collectionneurs privés, le fameux livre de prières juif médiéval a été adjugé mardi par Sotheby’s à New York.

8,3 millions de dollars. Il s’agit du prix le plus élevé jamais payé pour un manuscrit hébreu. Conservé dans un état exceptionnel, c’est aussi l’un des rares livres de prières illustrés d’époque du rite ashkénaze encore en mains privées.

Un manuscrit exceptionnel

Réalisé il y a sept siècles, ce rare Mahzor1 Luzzatto est un chef-d’œuvre de scribe qui atteste du dynamisme de la communauté juive médiévale.

Cet in-folio de 451 feuillets sur fort vélin est écrit dans une écriture hébraïque distinctive, l’écriture carrée, et contient la liturgie de Roch Hachana et de Yom Kippour. Il a été copié et décoré en Bavière entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle par un scribe que l’on identifie uniquement sous le nom d’Abraham. Ses compétences calligraphiques et sa créativité sont évidentes et s’expriment dans le choix de la mise en page, de l’écriture et des illustrations choisies qui révèlent une architecture gothique, des bêtes fantastiques et des Juifs du Moyen Âge engagés dans la prière.

Lettrine du Mahzor Luzzatto, Allemagne du Sud, fin du XIIIe-début du XIVe siècle. © Sotheby’s.

Bien que l’origine du manuscrit n’est pas totalement connue, les notes et annotations manuscrites témoignent de son parcours. Ces indications nous permettent de remonter sa trace et nous apprennent qu’il a appartenu successivement à des communautés juives d’Alsace, de la région du lac de Constance, d’Italie du Nord et de France. Les propriétaires successifs ont ensuite annoté le texte original pour signifier les traditions et pratiques locales qui pouvaient présenter certaines différences d’une région à l’autre. Chacune de ces annotations enrichissent le manuscrit et apportent des détails sur la liturgie du judaïsme médiéval.

Samuel David Luzzatto, d’après une gravure de 1865.

Le Mahzor Luzzatto doit son nom à l’un de ses propriétaires, Samuel David Luzzatto, un intellectuel juif italien, poète, théologien membre fondateur de la Wissenschaft des Judentums2 et, surtout, grand bibliophile. À sa mort, ses ouvrages sont acquis par plusieurs institutions culturelles dont l’Alliance israélite universelle qui acquiert le fameux mahzor en 1870.

Une vente controversée

L’Alliance israélite universelle (AIU) est une société juive internationale d’origine française fondée en 1860 par Adolphe Crémieux à la suite de l’Affaire de Damas3. L’objectif de l’AIU est d’apporter son aide aux Juifs persécutés dans le monde et développer un réseau scolaire permettant aux Juifs d’Orient de s’émanciper ; elle gère aujourd’hui une vingtaine d’écoles juives à travers le monde dont quatre en France. Sa bibliothèque, la plus grande bibliothèque juive d’Europe, abrite aujourd’hui plus d’1 500 000 documents d’archives, 150 000 volumes, 1 000 manuscrits et 15 incunables.

Toutefois, malgré le mécénat, les subventions des fondations juives françaises et d’importants efforts budgétaires, l’AIU affiche un déficit de plus d’1,5 millions par an dont 500 000 euros pour la bibliothèque et s’est résignée à se séparer du manuscrit afin d’équilibrer ses comptes au profit des activités éducatives et culturelles de la société.

Adolphe Crémieux par Nadar, décembre 1856. © J. P. Getty Museum.

Mais l’annonce de la vente du manuscrit par Sotheby’s n’est pas passée inaperçue et a suscité l’indignation de la communauté juive et plus particulièrement des chercheurs. Le Mahzor « témoigne à la fois de l’histoire des juifs expulsés de France et des différents rituels ashkénazes. C’est un manuscrit magnifique, c’est incompréhensible qu’il puisse partir », précise Sonia Fellous, chargée de recherche au CNRS.

Une pétition aussitôt lancée a rassemblé les signatures de centaines de chercheurs mais celle-ci a vite été indisposée par le certificat d’exportation rapidement établi par le ministère de la Culture. « Bien sûr, je préférerais que le manuscrit reste en France, mais on ne peut pas tout classer », annonce Isabelle Le Masne de Chermont, directrice du département des manuscrits de la BNF, qui ajoute « [qu’]il n’y a pas de lien avec la France. » Pourtant, « beaucoup de chefs-d’œuvre des collections nationales ne sont pas français » rappelle Claire Decomps, conservatrice en chef au Musée d’art et d’histoire du judaïsme.

« Cela faisait des années que nous lancions des alertes sur la situation et que nous appelions à l’aide. Malheureusement, ce qui a été fait jusqu’à présent n’a pas suffi. […] J’ai proposé à la Fondation pour la mémoire de la Shoah de récupérer gratuitement la bibliothèque, mais ils n’ont pas le budget pour la conserver », déplore Marc Eisenberg, président de l’AIU, qui a également frappé aux portes de la Bibliothèque nationale d’Israël et de la BNF, sans succès. En effet, mardi dernier, le marteau d’ivoire a résonné chez Sotheby’s New York avec l’adjudication du Mahzor pour 8 307 000 dollars (frais inclus), soit environ 7,13 millions d’euros.

Le Mahzor Luzzatto, Allemagne du Sud, fin du XIIIe-début du XIVe siècle. © Sotheby’s.

L’enchère gagnante a été attribuée à un « collectionneur américain de renom, qui possède l’une des plus importantes collections de manuscrits en hébreu médiévaux au monde […] l’acheteur est connu pour être très généreux dans le partage de ses manuscrits avec le public – ils ont participé à de nombreuses expositions publiques et l’acheteur donne également accès aux chercheurs », a déclaré Sharon Liberman Mintz, experte en Judaïca chez Sotheby’s.

En attendant, il est toujours possible de consulter le manuscrit sur le site de la Bibliothèque numérique de l’AIU.

Notes
  • Le Mahzor est un livre contenant les prières et les pièces liturgiques des fêtes juives.
  • La Wissenschaft des Judentums (science du judaïsme) est une école de pensée qui intègre une approche historique et scientifique dans l'étude du judaïsme.
  • L'affaire de Damas se réfère aux événements de dimension internationale faisant suite à l'arrestation de treize membres de la communauté juive de Damas en 1840, faussement accusés d'avoir assassiné un moine chrétien pour des raisons de rituel. Selon la chercheuse Rina Cohen, « on peut soutenir que l’affaire de Damas est un brouillon de l’affaire Dreyfus ».
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J. M. Sultan
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