Une lettre codée par Charles Dickens décryptée 150 ans après sa rédaction

Plus d’un millier de volontaires du monde entier ont uni leurs forces pour tenter de décoder le contenu d’une lettre écrite par le romancier Charles Dickens il y a un siècle et demi.

Le projet Dickens Code

On ne présente plus l’écrivain britannique Charles Dickens, auteur de classiques tels que Les Temps difficiles, Les Grandes Espérances et Olivier Twist. Ce que l’on sait moins, c’est que le plus grand romancier de l’époque victorienne avait une écriture pour le moins impénétrable…

Plus d’un siècle et demi après sa mort, plusieurs de ses écrits demeurent de vrais casse-têtes pour les chercheurs. La difficulté réside dans la forme sténographique que l’auteur utilisait et qu’il appelait lui-même « l’écriture du diable ».

C’est la raison pour laquelle le projet Dickens Code – une idée de deux chercheurs : Claire Wood de l’Université de Leicester et Hugo Bowles de l’Université de Foggia – a fait appel au public pour déchiffrer ce que l’on appelle la « lettre Tavistock ». Conservée à la Morgan Library, cette missive a été rédigée sur du papier à en-tête bleu « Tavistock House », typique des lettres de Charles Dickens.

La fameuse lettre Tavistock enfin décryptée. © The Morgan Library & Museum.

En seulement trois jours, la lettre a été téléchargée plus de mille fois par des volontaires du monde entier mais seules 16 personnes ont soumis des solutions. Leur aide a tout de même permis de déchiffrer plus de 60% du texte, suffisamment pour que les chercheurs en comprennent enfin le sens.

Pour rendre le défi encore plus excitant, le projet Dickens Code a offert une récompense de 300 livres sterling (environ 360 euros) à celui qui parviendrait à déchiffrer le plus de symboles. Le prix a été remporté par Shane Baggs, un américain de San Jose (Californie).

Dickens et la brachygraphie

La brachygraphie est un système particulièrement difficile de sténographie car certaines lettres partagent un symbole tandis que les caractéristiques du codage des voyelles sont laissées à la discrétion du sténographe. Aussi, les consonnes peuvent être orthographiées avec plus d’une lettre, ce qui peut générer d’importantes incohérences. Pour compliquer encore les choses, Dickens a personnalisé son système, modifiant ainsi la forme des symboles et inventant ses propres codes. De plus, il l’a modifié au fil du temps de sorte que la clé de lecture de l’un de ses manuscrits ne permet pas forcément de déchiffrer un texte plus tardif.

Pourtant, le choix d’utiliser cette méthode d’écriture n’avait rien d’excentrique. En effet, durant sa carrière de journaliste, Dickens devait noter rapidement annonces et autres discours parlementaires ; c’est surtout ce besoin qui a motivé son choix.

Couverture illustrée par Hablot Knight Browne pour la première édition de David Copperfield, paru en feuilleton en 1849. © New York Public Library.

Dans son roman semi-autobiographique David Copperfield, Dickens mentionne sa méthode d’écriture et un passage du roman donne une bonne idée de sa complexité :

J’achetai un traité célèbre sur l’art de la sténographie (il me coûta bien dix bons shillings), et je me plongeai dans un océan de difficultés, qui, au bout de quelques semaines, m’avaient rendu presque fou. Tous les changements que pouvait apporter un de ces petits accents, qui, placés d’une façon signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position ; tous ces caprices merveilleux figurés par des cercles indéchiffrables ; les conséquences énormes d’une 260 figure grosse comme une patte de mouche, les terribles effets d’une courbe mal placée ne me troublaient pas seulement pendant mes heures d’étude, elles me poursuivaient même pendant mes heures de sommeil.

Quand je fus enfin venu à bout de m’orienter tant bien que mal, à tâtons, au milieu de ce labyrinthe, et de posséder à peu près l’alphabet qui, à lui seul, était tout un temple d’hiéroglyphes égyptiens, je fus assailli après cela par une procession d’horreurs nouvelles, appelées des caractères arbitraires. Jamais je n’ai vu de caractères aussi despotiques : par exemple ils voulaient absolument qu’une ligne plus fine qu’une toile d’araignée signifiât attente, et qu’une espèce de chandelle romaine se traduisit par désavantageux.

À mesure que je parvenais à me fourrer dans la tête ce misérable grimoire, je m’apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je le rapprenais donc, et alors j’oubliais le reste ; si je cherchais à le retrouver, c’était aux dépens de quelque autre bribe du système qui m’échappait.

Extrait de Charles Dickens, David Copperfield, 1849. Traduit de l’anglais par P. Lorain.

Kelly McCay, experte en sténographie à Harvard et membre du jury du projet Dickens Code, a décrit la sténographie comme « une série de moments éclairants qui se rejoignent progressivement en quelque chose de cohérent, et la collaboration avec les autres permet beaucoup plus d’illumination. »

Dickens mécontent

« Nous avons collecté les idées de différents contributeurs et tout s’est mis en place », a déclaré Hugo Bowles, également auteur de Dickens and the Stenographic Mind1.

Un de nos contributeurs a trouvé les mots « Jour de l’Ascension » et un autre a trouvé « la semaine prochaine », ce qui nous a permis d’identifier la date de la lettre. Ceux qui connaissaient Dickens ont identifié l’abréviation « HW » comme son magazine Household Words et ont associé le symbole « rond » à son magazine All the Year Round. […] Lorsque d’autres personnes sont tombées sur les mots « annonce », « rejetée » et « renvoyée », nous savions qu’il écrivait à propos d’une de ses annonces qui avait été rejetées. Les mots « faux et injuste » et « en audience publique » indiquaient qu’il se plaignait que le rejet n’avait aucune base légale.

Ces indices ont conduit les chercheurs à la Morgan Library de New York, qui possède une lettre datée du 9 mai 1859 envoyée à Dickens par Mowbray Morris, directeur du journal The Times. Morris s’excuse auprès de l’écrivain pour l’impolitesse d’un employé qui avait rejeté l’une de ses publicités car ce dernier craignait d’éventuelles conséquences juridiques.

Version colorisée d’une photographie en noir et blanc de Charles Dickens prise en 1859. © Charles Dickens Museum / Oliver Clyde.

L’annonce que Dickens voulait publier était clairement urgente. En effet, mai 1859 était un mois considérable dans sa carrière éditoriale : en plus de son travail de romancier, Dickens était copropriétaire et rédacteur en chef d’un magazine populaire Household Words. Après s’être brouillé avec ses éditeurs, il avait décidé de dissoudre le partenariat et de créer un nouveau magazine, All The Year Round.

Pour éviter de perdre les lecteurs de Household Words, il a écrit une annonce précisant qu’il « l’interrompait », ce qui était le terme juridique que le juge dans l’affaire avait exigé. Mais le Times avait pour politique de rejeter toute publicité susceptible d’induire le public en erreur, et il semblait à l’employé que le terme « interrompre » pouvait donner l’impression qu’il le fermait.

La fameuse lettre de Tavistock s’est alors avérée être la copie sténographique de la lettre que Dickens a écrite à son ami John Thaddeus Delane, le rédacteur en chef du Times, lui demandant d’intervenir. Il en fut ainsi et la publicité fut publiée.

La publicité pour le troisième numéro de All the Year Round est publiée dans The Times, à la demande de Dickens, le 11 mai 1859. © The Dickens Code.

Appel à contribution

Avis à ceux qui souhaitent se lancer dans l’aventure, le projet Dickens Code se poursuit jusqu’en février 2023 et il reste encore à trouver les solutions complètes ou partielles pour la lecture de nombreux manuscrits sténographiques qui n’ont pas encore été déchiffrés.

Heureusement, Charles Dickens n’utilisait pas toujours sa méthode sténographique pour écrire et la lettre sur l’épidémie de diphtérie de 1856 présentée par le Dr. Leon Litvack sur Passéisme en est un bon exemple.

Notes
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J. M. Sultan
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