Vincent Van Gogh & Paul Gauguin, lettre autographe signée à Émile Bernard, Arles, 1er ou 2 novembre 1888. Photo : © Collections Aristophil. Vincent Van Gogh, La Chambre à Coucher. Musée Van Gogh (s0047V1962).

Van Gogh & Gauguin : une lettre à quatre mains adjugée 210 600 €

La première vente de cette nouvelle session Aristophil affichait une lettre exceptionnelle, rédigée par les deux artistes postimpressionnistes en novembre 1888.

Une utopie

C’est en 1888 que Vincent van Gogh se rend à Arles, où la lumière provençale et la beauté des paysages l’inspirent considérablement. C’est là qu’il réalisera quelques-uns de ses chefs-d’œuvre les plus célèbres : La Chambre à coucher, Moissons en Provence, Tournesols dans un vase, Iris ou encore les nombreux portraits de Joseph Roulin et de sa famille.

Dans sa « maison jaune », où il installe son atelier, Van Gogh a un rêve : mettre en place une communauté artistique solidaire où expériences et recherches sont mis en commun. Et, c’est justement dans ce but que le rejoint Paul Gauguin, le 23 octobre 1888. Au début, la collaboration fonctionne mais leur relation s’envenime très vite jusqu’à la violente dispute du 23 décembre.

Vincent van Gogh, Autoportrait à l’oreille bandée. Institut Courtauld (P.1948.SC.175).

Nous savons bien comment cela se termine, dans une scène violente restée célèbre1 : regrettant d’avoir menacé Gauguin avec un rasoir, Van Gogh, pris de folie, retourne la lame contre lui et se tranche le lobe de l’oreille gauche. Cette crise fait grand bruit et, considéré comme dangereux pour l’ordre public, son internement est vite demandé. L’année suivante, il entre à l’asile Saint-Paul-de-Mausole, à Saint-Rémy-de-Provence, pour un séjour mouvementé mais productif.

Mais revenons à la lettre vendue hier soir, datée du 1er ou 2 novembre 1888, soit une semaine seulement après l’arrivée de Gauguin à Arles.

Une lettre à quatre mains

Les lettres de Van Gogh sur sa vie à Arles ne sont pas communes mais il est encore plus rare d’en trouver une qui réunit les deux artistes, s’appliquant sur une même lettre.

Dans cette lettre, Van Gogh raconte au peintre Émile Bernard son quotidien entre travail et lecture (« Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu le rêve de Zola, ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire. ») et livre un rare portrait (à l’encre) de son collaborateur, Paul Gauguin. Puis, il mentionne ses excursions dans les bordels avant de terminer : « Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’écrire […] ». Précisons que l’artiste était installé dans le quartier des maisons closes et avait offert son lobe d’oreille, enveloppé dans du papier journal, à une fille qui travaillait dans l’une de ces maisons.

Le chef de file de l’École de Pont-Aven termine la lettre modestement : « N’écoutez pas Vincent, il a comme vous savez l’admiration facile et l’indulgence dito. – Son idée sur l’avenir d’une génération nouvelle aux tropiques comme peintre me paraît absolument juste et je continue à avoir l’intention d’y retourner quand je trouverai les moyens. »

Vincent van Gogh & Paul Gauguin, lettre autographe signée à Émile Bernard, Arles, 1er ou 2 novembre 1888. Page 1. Photo : © Collections Aristophil.
Vincent van Gogh & Paul Gauguin, lettre autographe signée à Émile Bernard, Arles, 1er ou 2 novembre 1888. Page 2. Photo : © Collections Aristophil.
Vincent van Gogh & Paul Gauguin, lettre autographe signée à Émile Bernard, Arles, 1er ou 2 novembre 1888. Page 3. Photo : © Collections Aristophil.
Vincent van Gogh & Paul Gauguin, lettre autographe signée à Émile Bernard, Arles, 1er ou 2 novembre 1888. Page 4. Photo : © Collections Aristophil.

Lettre de Vincent van Gogh et Paul Gauguin à Émile Bernard

4 pages, en français
 

[de la main de Vincent van Gogh :]

Mon cher copain Bernard

Ces jours ci nous avons beaucoup travaillé et entre temps j’ai lu le rêve de Zola, ce qui fait que je n’ai guère eu le temps d’écrire. Gauguin m’intéresse beaucoup comme homme – beaucoup – Il m’a depuis longtemps semblé que dans notre sale métier de peintre nous avons le plus grand besoin de gens ayant des mains et des estomacs d’ouvrier – Des goûts plus naturels des tempéraments plus amoureux et plus charitables – que le boulevardier parisien décadent et crevé –

Or ici sans le moindre doute nous nous trouvons en présence d’un être vierge à instincts de fauve. Chez Gauguin le sang et le sexe prevalent sur l’ambition. Mais suffit, tu l’as vu de près plus longtemps que moi, seulement voulais en quelques mots dire premieres impressions. Ensuite je ne pense pas que cela t’épatera beaucoup si je te dis que nos discussions tendent à traiter le sujet terrible d’une association de certains peintres.

Cette association doit ou peut elle avoir oui ou non un caractère commercial. Nous ne sommes encore arrivé à aucun résultat et n’avons point encore mis le pied sur un continent nouveau. Or moi qui ai un pressentiment d’un nouveau monde, qui crois certes à la possibilité d’une immense renaissance de l’art. Qui crois que cet art nouveau aura les tropiques pour patrie.

Il me semble que nous mêmes ne servons que d’intermédiaires. Et que ce ne sera qu’une génération suivante qui réussira à vivre en paix. Enfin, tout cela, nos devoirs et nos possibilités d’action ne sauraient nous devenir plus clairs que par l’expérience même.

J’ai été un peu surpris de ne pas encore avoir reçu tes études promises en échange des miennes.

Maintenant ce qui t’interessera – nous avons fait quelques excursions dans les bordels et il est probable que nous finirons par aller souvent travailler là. Gauguin a dans ce moment en train une toile du même café de nuit que j’ai peint aussi mais avec des figures vues dans les bordels. Cela promet de devenir une belle chôse. Moi j’ai fait deux études d’une chûte des feuilles dans une allée de peupliers et une troisieme étude de l’ensemble de cette allee, entièrement jaune.

Je déclare ne pas comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure alors que théoriquement il m’est parfois si difficile de concevoir la nouvelle peinture de l’avenir comme autre chose qu’une nouvelle serie de puissants portraitistes simples et comprehensibles à tout le grand public. Enfin peut etre je vais sous peu me mettre à faire les bordels.

Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’ecrire aussi et te serre bien la main en pensee. t[out] à t[oi] Vincent.

Milliet le sous off. Zouaves est parti pour l’Afrique et aimerait bien que tu lui écrives un de ces jours.

[de la main de Paul Gauguin :]

Vous ferez bien en effet de lui écrire quelles sont vos intentions afin qu’il prenne les devants pour vous préparer la voie.– Mr Milliet, sous lieutenant de Zouaves, Guelma, Afrique. –

N’écoutez pas Vincent, il a comme vous savez l’admiration facile et l’indulgence dito. – Son idée sur l’avenir d’une génération nouvelle aux tropiques comme peintre me paraît absolument juste et je continue à avoir l’intention d’y retourner quand je trouverai les moyens. Qui sait, un peu de chance ?

Vincent a fait deux études de feuilles tombantes dans une allée qui sont dans ma chambre et que vous aimeriez bien sur toile à sac très grosse mais très bonne.

Envoyez de vos nouvelles et de tous les copains. t[on] – Paul Gauguin

 

Estimée entre 180 000 et 250 000 euros, la lettre a été adjugée, en fin de vente, une incrémentation au-dessus du prix de départ. Soit 162 000 €, à un « homme au fond de la salle » qui n’était autre qu’un représentant de la Fondation Vincent van Gogh qui a acquis cette lettre pour le Musée d’Amsterdam.

Dans un communiqué publié le lendemain de la vente, le Musée a affirmé que cette lettre, « le document le plus important » encore en mains privées, était « la seule […] que Van Gogh ait jamais écrite avec un autre artiste ».

Un achat de circonstance puisque le Musée Van Gogh, qui, parmi les 875 lettres de sa collection, n’en possédait aucune adressée à Émile Bernard, en profitera pour l’exposer dans une exposition temporaire consacrée à la correspondance de l’artiste.

Ajoutons à cette adjudication les frais de vente, pour obtenir un prix total de 210 600 € ; un excellent résultat pour une lettre non illustrée que nous pouvons comparer à celle adressée à Albert Aurier, vendue le 1er avril 2019 pour 107 900 € (voir notre liste des plus belles ventes Aristophil).

Les prochaines ventes, consacrées à la littérature du XXe siècle, aux sciences et aux années 20-30, se dérouleront cette semaine, du mercredi 17 au vendredi 19 juin.

Notes
  • Il existe de nombreuses théories sur cette crise, parfois remettant en cause l'histoire de l'oreille coupée. Nous mentionnons ici l'hypothèse officielle, soutenue par le musée Van Gogh d'Amsterdam. Pour en savoir plus, voir les travaux de Bernadette Murphy et son ouvrage, Van Gogh's Ear: The True Story (Chatto & Windus, 2016).

J. M. Sultan
J. M. Sultan
Publié le
Mis à jour le
Actualités Aristophil Lettres Ventes