Portrait de Jean de La Fontaine par Hyacinthe Rigaud, 1690. Musée Carnavalet (P. 2441). Portrait de Jean Racine d'après Jean-Baptiste Santerre.

« Vous parlez quelquefois d’amour, Paule, sans le connaître » — Quand La Fontaine informait Racine de sa plus jeune admiratrice

En 1647, Jean de La Fontaine se marie avec Marie Héricart, toute jeune fille de quatorze ans en demi. Cette union va apporter au poète deux relations qui lui seront d’une grande importance dans sa vie.

Il s’agit de Jacques Jannart, son oncle par alliance, qui le recommanda auprès de Nicolas Fouquet, et Jean Racine, l’immortel tragédien auteur de Phèdre et des Plaideurs. Ce dernier était un parent éloigné de l’épouse de La Fontaine, originaire comme elle, et sa famille proche, de la Ferté Milon. Ainsi, ces deux géants de la littérature étaient cousins par alliance !

Jean et Jean

Ils ne se rencontrèrent toutefois qu’en 1661. Racine avait alors vingt-deux ans et La Fontaine quarante ans. Malgré la nette différence d’âge ils devinrent aussitôt de très bons amis qui aimaient à se retrouver quotidiennement à Paris.

Tous deux étaient également des admirateurs d’une actrice de grand talent : Mademoiselle de Champmeslé. Adulée par le public, Racine lui écrira les rôles-titres de ses pièces comme Bérénice en 1670, Iphigénie en 1674 ou Phèdre en 1677. La Fontaine eut aimé lui offrir, lui aussi, un grand rôle au théâtre mais la tragédie n’était pas le style qui convenait à son écriture. Aussi, il était amoureux d’elle mais ils ne furent qu’amis tandis qu’elle devint la maîtresse de… Racine !

Entourage de Louis-Michel Van Loo, Mlle Champmeslé dans le rôle d’Atalide ou Roxane, milieu du XVIIIe siècle. © Coll. Comédie-Française.

Cela provoqua-t-il une rivalité entre les deux cousins ? Point du tout ! Pour en témoigner, nous possédons deux lettres de Racine envoyées d’Uzès, en 1661 et 1662, et une de La Fontaine datée de juin 1686. C’est celle-ci qui nous occupe aujourd’hui.

Jean Racine ne semble pas avoir apprécié d’être resté un moment sans nouvelles de son ami. La Fontaine, averti par un de leur lointain cousin commun Antoine Poignan, s’en explique longuement et par une circonstance tout à fait incroyable : il venait de recevoir une lettre d’une toute jeune fille, prénommée Paule, âgé de seulement huit ans ! Elle lui envoyait un ravissant couplet sur l’air de Joconde, une chanson alors à la mode. Le poète, surpris et flatté, s’empressa de lui répondre par trois strophes, alternant octosyllabes et hexasyllabes, tout aussi charmants et délicats, eux aussi sur la mélodie de Joconde.

Alors âgé de soixante-cinq ans, il ne prenait pas en petite part cette poésie juvénile ! Cela dût beaucoup le divertir mais également l’honorer. Ces propos du XVIIe siècle, qui tournent autour de l’amour, pourraient aujourd’hui sembler parfois équivoques. Tout ici n’est que jeu de l’esprit, préciosité de la langue française, joute littéraire amicale et respectueuse, sans arrière-pensées déplacées.

La lettre adressée à Racine se poursuit par une vingtaine de vers destinés au très influent prince François-Louis de Bourbon-Conti, neveu du Grand Condé. La Fontaine désirait soumettre ces mêmes vers à sa muse et bienfaitrice Madame de La Sablière. Son goût était des plus sûrs et ses jugements fort avisés. Au temps des salons littéraires, il était commun que les lettres, apparemment à caractère privé, soient lues dans un cercle d’amis, amateurs de poésie et de littérature. Avant d’être publiées, il en fut de même pour les fables que composa le poète champenois.

François-Louis de Bourbon-Conti d’après Hyacinthe Rigaud.

« […] songez que je vous assassinerai jusqu’à ce que vous m’ayez tenu votre parole »

Lettre de Jean de La Fontaine à Jean Racine

[6 juin 1686]

Poignan, à son retour de Paris, m’a dit que vous preniez mon silence en fort mauvaise part : d’autant plus qu’on vous avait assuré que je travaillais sans cesse depuis que je suis à Château-Thierry et qu’au lieu de m’appliquer à mes affaires je n’avais que des vers en tête. Il n’y a de tout cela que la moitié de vrai : mes affaires m’occupent autant qu’elles en sont dignes, c’est-à-dire nullement ; mais le loisir qu’elles me laissent, ce n’est pas la poésie, c’est la paresse qui l’emporte. Je trouvai ici, le lendemain de mon arrivée, une lettre et un couplet d’une fille âgée seulement de huit ans ; j’y ai répondu ; ç’a été ma plus forte occupation depuis mon arrivée. Voici donc le couplet, avec le billet qui l’accompagne :

Sur l’air de Joconde
Quand je veux faire une chanson
Au parfait La Fontaine,
Je ne puis rien tirer de bon
De ma timide veine.
Elle est tremblante à ce moment,
Je n’en suis pas surprise :
Devant lui un faible talent
Ne peut être de mise.

Je crois en vérité que je ne serais jamais parvenue à faire une chanson pour vous, Monsieur, si je n’avais en vue de m’en attirer une des vôtres ; vous me l’avez promise, et vous avez affaire à une personne qui est vive sur ses intérêts ; songez que je vous assassinerai jusqu’à ce que vous m’ayez tenu votre parole. De grâce, Monsieur, ne négligez point une petite Muse qui pourrait parvenir si vous lui jetiez un regard favorable.

Ce couplet et cette lettre, si ce qu’on me mande de Paris est bien vrai, n’ont pas coûté une demi-heure à la demoiselle, qui quelquefois met de l’amour dans ses chansons, sans savoir ce que c’est qu’amour. Comme j’ai vu qu’elle ne me laisserait point en repos que je n’eusse écrit quelque chose pour elle, je lui ai envoyé les trois couplets suivants : ils sont sur le même air.

Paule, vous faites joliment
Lettres et chansonnettes :
Quelques grains d’amour seulement,
Elles seraient parfaites.
Quand ses soins au cœur sont connus,
Une Muse sait plaire :
Jeune Paule, trois ans de plus
Font beaucoup à l’affaire.

Vous parlez quelquefois d’amour,
Paule, sans le connaître ;
Mais j’espère vous voir un jour
Ce petit dieu pour maître,
Le doux langage des soupirs
Est pour vous lettre close :
Paule, trois retours de Zéphyrs
Font beaucoup à la chose.

Si cet enfant dans vos chansons
A des grâces naïves,
Que sera-ce quand ses leçons
Seront un peu plus vives ?
Pour aider l’esprit en ces vers
Le cœur est nécessaire :
Trois printemps sur autant d’hivers
Font beaucoup à l’affaire.

Voyez, Monsieur, s’il y avait là de quoi vous fâcher de ce que je ne vous envoie pas les belles choses que je produis. Il est vrai que j’ai promis une lettre au prince de Conti ; elle est à présent sur le métier ! les vers suivants y trouveront leur place.

Un sot plein de savoir est plus sot qu’un autre homme ;
Je le fuirais jusques à Rome,
Et j’aimerais mille fois mieux
Un glaive aux mains d’un furieux
Que l’étude en certains génies.
Ronsard est dur, sans goût, sans choix,
Arrangeant mal ses mots, gâtant par son français
Des Grecs et des Latins les grâces infinies.
Nos aïeux, bonnes gens, lui laissaient tout passer,
Et d’éruditions ne se pouvaient lasser.
C’est un vice aujourd’hui : l’on oserait à peine
En user seulement une fois la semaine.
Quand il plaît au hasard de vous en envoyer,
Il faut les bien choisir, puis les bien employer,
Très sûrs qu’avec ce soin l’on n’est pas sûr de plaire.
« Cet auteur, a, dit-on, besoin d’un commentaire ;
On voit bien qu’il a lu ; mais ce n’est pas l’affaire :
Qu’il cache son savoir et montre son esprit.
Racan ne savait rien, comment a-t-il écrit ? »
Et mille autres raisons, non sans quelque apparence.
Malherbe de ces traits usait plus fréquemment :
Sous lui la Cour n’osait encore ouvertement
Sacrifier à l’ignorance.

Puisque je vous envoie ces petits échantillons, vous en conclurez, s’il vous plaît, qu’il est faux que je fasse le mystérieux avec vous. Mais, je vous en prie, ne montrez ces derniers vers à personne : car Madame de la Sablière ne les a pas encore vus.

Jean Racine et Jean de La Fontaine se retrouvaient aussi aux séances de l’Académie française, qui se tenaient alors au Louvre. Racine y avait été élu bien avant son aîné, en 1672. Notre poète, quant à lui, attendra novembre 1684 pour être « proposé » à Louis XIV par les Académiciens, suite à de vifs débats. Le roi eut préféré son historiographe et protégé Nicolas Boileau. Lorsque ce dernier fut élu, en avril 1685, Louis XIV, enfin satisfait, consentit à valider l’élection de Jean de la Fontaine.

En savoir plus…

La Correspondance de Jean de La Fontaine
À l’occasion de la parution de la Correspondance intégrale de Jean de La Fontaine réunie par Pascal Tonazzi, nous vous présentons trois lettres du fabuliste.
Pour la première réunies dans un recueil, les lettres de La Fontaine nous permettent de découvrir une autre facette du célèbre auteur des Fables. Cette correspondance oubliée constitue un véritable trésor où brille le style virtuose de La Fontaine.

Découvrir


Pascal Tonazzi
Pascal Tonazzi
Publié le
Mis à jour le
Actualités Focus Lettres