Pieter Goos, De Zee-Atlas ofter Water-Wereld, 1666, Bibliothèque municipale de Nogent-sur-Seine. © Nathanael Collet, ville de Nogent-sur-Seine.

5 questions à Ariane Lepilliet sur les Trésors de Champagne-Ardenne

Les archives regorgent de documents fascinants, au contenu parfois inédit et insoupçonné. Toutefois, ces derniers sont rarement présentés au public. Heureusement, un ouvrage vient réparer cette injustice.

Toutes les semaines, nous mettons en avant sur nos réseaux sociaux des documents issus d’archives et de réserves muséales. Ainsi, vous êtes nombreux à découvrir des documents historiques captivants et regretter de ne pouvoir admirer ces derniers dans une bibliothèque ou un musée.

Prenons l’exemple de la Champagne-Ardenne, cette région marquée par tant d’événements majeurs, de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Peut-on seulement imaginer l’étendue des documents contenus dans les bibliothèques et archives de Champagne-Ardenne ? Des chartes et des manuscrits médiévaux, des incunables, des gravures inédites, des carnets de guerre et tant d’autres…

Recenser une partie de ces trésors dans un bel ouvrage est l’objectif fixé par l’association Interbibly. Aujourd’hui, Ariane Lepilliet, chargée de mission patrimoine chez Interbibly, nous en apprend plus sur ce fascinant projet.

Passéisme : Pour réaliser ce deuxième ouvrage consacré aux trésors des bibliothèques et archives1, l’éditeur strasbourgeois La Nuée Bleue s’est associé à Interbibly, dont vous faites partie. Pouvez-vous nous présenter cette association ?

Ariane Lepilliet : Interbibly est l’association professionnelle de coopération régionale entre les acteurs du livre, de la documentation et du patrimoine écrit du Grand Est. L’association compte parmi ses adhérents des bibliothèques municipales et universitaires, des services d’archives municipaux et départementaux, des centres de documentation municipaux, des centres de documentation des écoles nationales, des manifestations littéraires et des auteurs. Certains professionnels adhèrent individuellement.

Presque chaque région dispose d’une structure similaire, dont le but est de conduire des actions en faveur de l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques…) et d’organiser la coopération professionnelle dans le domaine du livre. Elles constituent le relais privilégié entre ces différents acteurs et l’État et la Région, afin de mettre en œuvre et d’ajuster les politiques publiques du livre et de la lecture sur le territoire à l’échelle régionale.

Heures Cuissotte, première moitié du XVe siècle, Bibliothèque municipale de Reims. © Ariane Lepilliet.

Nous sommes dans le Grand Est une petite équipe de trois chargées de mission à temps plein, et pourtant notre champ d’action est très vaste : nous organisons notamment un festival littéraire itinérant, des rencontres d’auteurs en lycée, des actions de promotion de la lecture en direction des publics empêchés ou éloignés (en milieu carcéral par exemple), ou encore des journées professionnelles et de formations. Nous faisons de la veille professionnelle via notre site et notre newsletter, nous avons également un rôle d’accompagnement et de conseils aux professionnels.

En ce qui concerne le patrimoine écrit, le rôle d’Interbibly est de coordonner des actions de signalement (nous nous attelons actuellement à un important chantier de mise à jour du Catalogue Général des Manuscrits dans toutes les bibliothèques du Grand Est par exemple) et de valorisation des collections patrimoniales de la région. C’est dans ce cadre que s’inscrit notre projet Trésors. La Bibliothèque nationale de France, dont nous sommes pôle associé régional, et la Direction régionale des Affaires Culturelles sont nos partenaires privilégiés dans ces missions patrimoniales.

Plus de quarante établissements ont participé à ce projet et ont sélectionné plus de 250 documents. Comment se déroulait votre processus de sélection ?

Au lancement du projet, début 2018, une enquête a été réalisée pour identifier les établissements susceptibles de conserver des « trésors ». L’objectif de l’ouvrage était de conjuguer dans un grand florilège illustré subjectivité d’une sélection de documents et synthèse historique et régionale collective.

Pour opérer les choix parmi les nombreuses propositions des établissements et veiller à l’harmonie de l’ensemble – ainsi qu’à sa rigueur intellectuelle – un comité scientifique a été mis en place, constitué de conservateurs, d’Interbibly et de l’éditrice. Grâce à une très fine connaissance de l’histoire de la région et des fonds qui y sont conservés, nous avons pu mettre en place plusieurs critères de sélection. Il fallait tout d’abord faire en sorte que tous les établissements qui le souhaitaient soient représentés dans l’ouvrage, éviter les doublons ou au contraire étoffer en documents les thématiques où nous identifions des manques, choisir le plus bel exemplaire quand deux trésors proches étaient proposés, et, de manière générale, veiller à l’équilibre de l’ensemble.

Sacre de Charles X, Le couronnement, lithographie de Deroy d’après Victor Adam, XIXe siècle, Bibliothèque municipale de Reims. © BMR

Nous imaginons bien qu’il n’est pas facile de sélectionner plus de deux cents documents parmi les milliers de trésors que ces bibliothèques et archives conservent. Vous êtes-vous imposé des limites chronologiques ou thématiques ?

Les trésors sont présentés dans le livre de manière chronologique, avec toutefois des focus sur certaines thématiques transversales fortes en termes d’identité régionale, comme par exemple sur les livres d’heures produits dans la région, sur les sacres des rois de France, sur la mémoire de la guerre 14-18, ou encore sur l’industrie du champagne.

Nous ne nous sommes imposé aucune limite chronologique ou thématique, bien au contraire. La période couverte va de l’antiquité à 2015, et le choix des trésors a été fait de telle sorte à refléter au mieux la très grande diversité des documents (et objets !) conservés dans les collections des archives ou bibliothèques. Et cela justement parce que le grand public ne soupçonne le plus souvent absolument pas une telle richesse et une telle diversité. Il y a derrière ces choix une volonté de surprendre le lecteur. Les trésors sont divers par les domaines du savoir qu’ils couvrent, mais aussi par leur forme : livres imprimés, manuscrits, dessins, photographies, médailles, affiches, estampes, reliures, cartes postales, planches d’herbier, maquettes, plans, moulages anatomiques, vitraux, marionnettes, et même… pain d’épice !

Album d’échantillons textiles, XVIIIe siècle, Archives municipales et communautaires de Reims. © AMCR

Nous mentionnons souvent sur Passéisme les initiatives de collectionneurs privés pour exposer et mettre en lumière leurs trésors. Présentez-vous également quelques documents provenant de collections privées ?

La plupart des 42 établissements participant à l’ouvrage sont publics et dépendent de collectivités territoriales.

Nous avions cependant également des bibliothèques de sociétés savantes qui se sont prêtées au jeu, ainsi que les archives de la maison de champagne Vranken-Pommery. Certains des quelques 80 auteurs ayant contribué à l’ouvrage ne sont pas des professionnels en poste, mais des érudits et collectionneurs particuliers.

Citons par exemple le Docteur Jean-Paul Fontaine, spécialiste des éditions du rémois Hubert-Martin Cazin de la deuxième moitié du XVIIIe siècle – les bibliophiles connaissent bien ces éditions in-18 dites de format Cazin – qu’il n’a pourtant pas inventées, et dont beaucoup lui sont attribuées à tort encore aujourd’hui.

Guillaume de Lorris, Jean de Meung, Le Roman de la Rose, vers 1320, Bibliothèque municipale de Châlons-en-Champagne. © Ariane Lepilliet

Enfin, notre habituelle question qui va vous placer face à un choix difficile : parmi tous ces trésors, si vous deviez en choisir un seul, lequel choisiriez-vous ?

En fait travailler sur un tel ouvrage m’a fait beaucoup réfléchir sur la notion de trésor. La définition de document patrimonial elle-même est déjà fort complexe, c’est d’ailleurs une définition juridique qui prend en compte plusieurs critères, définis de manière plus ou moins souple, d’intérêt, d’ancienneté, de préciosité et de rareté.

La définition des documents patrimoniaux d’une bibliothèque recouvre actuellement celle donnée par le code général de la propriété des personnes publiques pour définir les biens culturels constitutifs du domaine public mobilier. A ce titre, ces documents sont inaliénables et imprescriptibles, c’est à dire qu’ils ne peuvent être ni donnés, ni vendus, ni échangés, ni détruits. De vrais trésors !

Mais au fond qu’est-ce qui place un « trésor » au dessus d’un autre ? Nous n’avons volontairement pas considéré dans l’ouvrage le terme de trésor dans son acception monétaire – même si certains sont absolument inestimables, et sont précieux de par leur rareté ou par les matériaux employés. D’autres sont matériellement insignifiants, mais pourtant lourds de sens du point de vue de l’Histoire, ou simplement insolites ou touchants.

Adieux autographes de Marie-Antoinette à ses enfants, écrits le matin de son exécution (16 octobre 1793) sur un livre de prières, Bibliothèque municipale de Châlons-sur-Marne. © Passéisme

Pour la charge émotionnelle qu’il représente, je choisirais le livre de prière de Marie-Antoinette à la Conciergerie, conservé aujourd’hui à la bibliothèque municipale de Châlons-en-Champagne.

Suite à l’exécution de la reine en 1793 après un procès de mascarade, ses effets furent confisqués. On se gardait bien de créer de potentielles reliques à ceux qui ne manqueraient pas de voir en Marie-Antoinette une martyre : on gratta donc la croix et les fleurs de lys de la reliure, et on arracha la page de titre qui on le devine devait comporter des annotations manuscrites et/ou un ex-libris.

Cependant une page à la fin de l’ouvrage, juste avant le privilège d’impression, fut oubliée. C’est sur cette page que la reine écrivit, le matin-même de son exécution, ces mots terribles : « Mon Dieu ! Ayez pitié de moi ! Mes yeux n’ont plus de larmes pour pleurer pour vous mes pauvres enfants ; adieu, adieu ! ».

C’est un drame personnel qui se joue, et qui laisse entrevoir à travers les pages de la grande Histoire, aisément désincarnée, l’humanité et l’intimité d’une femme.

Notes
  • En effet, ce projet n'est pas nouveau puisqu'un premier ouvrage, consacré cette fois aux Trésors des bibliothèques et archives d'Alsace a été publié en octobre 2017 (Place Victoires/NuéeBleue).
Liens

J. M. Sultan
J. M. Sultan
Publié le
Mis à jour le
Actualités Entretiens