Albert Einstein lors d'une conférence à Vienne en 1921 par Ferdinand Schmutzer. Au premier plan, lettre d'Albert Einstein en allemand, adressée à Karen Stampe Bendix, vers 1936. © Kedem Auction House.

Albert Einstein et les limites du pacifisme avec trois extraits de sa correspondance

Célèbre pour son pacifisme, Einstein n’en critique pas moins les pacifistes britanniques et français pour leur faible réponse militaire face à la montée en puissance de l’Allemagne nazie.

Einstein et la guerre

Tout au long de sa vie, le célèbre lauréat du prix Nobel de physique 1921 s’est opposé au conflit militaire sous toutes ses formes. En plus de ses activités scientifiques, Einstein était aussi profondément impliqué dans l’activisme socio-politique et a notamment cherché à abolir complètement le concept d’État-nation, dont l’existence même, selon lui, rendait la guerre inévitable.

Ainsi, à l’aube de la Première Guerre mondiale, il signe le manifeste pacifiste L’Appel aux Européens (Aufruf an die Europäer) ; un appel à la cohésion européenne lancé par le médecin et pacifiste Georg Friedrich Nicolai. Il s’oppose donc directement au fameux Manifeste des 93, un document de propagande signé par 93 intellectuels allemands reconnus en réaction aux diverses accusations d’exactions lancées contre l’Allemagne suite à l’invasion de la Belgique neutre.

Dans l’entre-deux-guerres, il soutient aussi de nombreuses initiatives ayant pour but l’établissement d’institutions internationales qui pourraient promettre la stabilité en Europe et, surtout, faire avancer la cause de la paix.

Les nazis changent la donne

Face à la montée en puissance des nazis, Einstein – qui avait déjà renoncé à sa citoyenneté allemande en 1896 – décide de s’installer aux États-Unis avec sa seconde épouse, Elsa. Il obtient alors un poste à l’Institute for Advanced Study à Princeton (New Jersey) qu’il occupera jusqu’à sa mort, le 18 avril 1955. Entre temps, le militarisme nazi et les ambitions territoriales d’Adolf Hitler ont convaincu le physicien que l’idéologie nazie représentait un danger évident pour la communauté juive et la civilisation européenne. Pour éviter cela, une seule solution : arrêter, à tout prix, les plans du Führer.

Albert Einstein recevant ses papiers de citoyenneté américaine en 1940.
Albert Einstein acceptant la citoyenneté américaine du juge Philip Forman en 1940.

Le 12 août 1936, Einstein écrit ainsi au physicien autrichien Hans Thirring :

[…] Une étrange race de pacifistes, direz-vous probablement de moi ! Mais je ne peux pas fermer les yeux sur les réalités. Il n’est pas exagéré de dire que les Britanniques, et, dans une certaine mesure, les pacifistes français sont en grande partie responsables de la situation désespérée d’aujourd’hui parce qu’ils ont empêché que des mesures énergiques soient prises à un moment où il aurait été relativement facile de les adopter. En vain, j’ai préconisé des politiques appropriées en 1933. L’époque a presque ridiculisé le danger de guerre.1

Dans une autre lettre de la même période, adressée à la journaliste danoise Karen Stampe Bendix, il insiste cette fois sur un changement de circonstances : il n’y a désormais pas d’autre choix que d’affronter l’Allemagne… et le plus tôt sera le mieux :

[…] Le plus regrettable est la faiblesse de l’attitude de l’Angleterre, dans la mesure où elle retarde certes le début de la guerre, mais ne peut certainement pas l’empêcher. Il aurait été préférable d’intervenir il y a déjà trois ans. Il y a des maladies qui ne peuvent être surmontées sans chirurgie. Je ne peux pas le nier même si j’ai horreur du couteau. […]2

La possibilité que l’Allemagne nazie possède une bombe atomique représentait donc une grave menace pour le monde et il était essentiel que les puissances alliées puissent s’armer en premier. Ses réflexions étaient partagées par de nombreux scientifiques dont Leó Szilárd, Edward Teller et Eugene Wigner qui persuadèrent Albert Einstein de signer une lettre adressée au président Franklin D. Roosevelt. Cette missive est à l’origine du Projet Manhattan qui permit aux États-Unis d’acquérir l’arme nucléaire mais Einstein manifesta, peu avant sa mort, le regret de l’avoir signée.

Première page de la lettre d’Albert Einstein à Karen Stampe Bendix mentionnée plus haut. © Kedem Auction House.

Quelques jours avant sa mort, en avril 1955, il signe le manifeste de Bertrand Russell, appelé aujourd’hui Manifeste Russell-Einstein, qui alerte les gouvernements du danger des armes nucléaires et les incite gravement à résoudre les conflits majeurs par des moyens pacifiques.

Un pacifisme absolu ?

Mais le pacifisme à ses limites. Après avoir initié une correspondance avec Einstein, le pacifiste japonais Seiei Shinoara critiquait les actions du scientifique et estimait que ce dernier avait soutenu l’utilisation de la bombe atomique. De plus, il sous-entendait qu’il partageait la responsabilité de la décision américaine de l’employer contre des civils innocents à Hiroshima et Nagasaki.

Le 23 juin 1953, Einstein répond à ces accusations par une réfutation décisive :

Je suis un catégorique mais non un pacifiste absolu ; cela signifie que je suis opposé à l’usage de la force en toutes circonstances, sauf face à un ennemi qui poursuit la destruction de la vie comme une fin en soi. J’ai toujours condamné l’utilisation de la bombe atomique contre le Japon. Cependant, j’étais complètement impuissant à empêcher la décision fatidique dont je suis aussi peu responsable que vous l’êtes des agissements des Japonais en Corée et en Chine. […]3

Ainsi, malgré un engagement ferme et définitif pour la paix, Albert Einstein montre bien qu’un pacifisme forcené n’aide en rien à éviter les conflits naissants.

Notes
  • Otto Nathan & Heinz Norden, Einstein On Peace, Schocken Books, 1968, p. 273.
  • Lettre vraisemblablement inédite qui sera mise en vente par la maison de vente aux enchères israélienne Kedem.
  • Cette lettre, conservée dans les Archives Albert Einstein (Université hébraïque de Jérusalem), est citée dans Robert Schulmann & David E. Rowe, Einstein on Politics, Princeton University Press, 2007, p. 491.

J. M. Sultan
J. M. Sultan
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