En fond : Claude Monet, Le dégel à Vetheuil, 1880. © Musée Thyssen-Bornemisza / Au second plan : Photographie de Claude Monet à Giverny, 1905. / Au premier plan : Lettre de Claude Monet à Alice Hoschedé, 3 mars 1895. © Collection Anne-Marie Springer.

Lettres d’artistes au Musée Thyssen-Bornemisza — Entretien avec Anne-Marie Springer

Pour la première fois en Espagne, le célèbre musée madrilène présente une sélection de lettres d’artistes de la collection Anne-Marie Springer, présentées en dialogue avec des œuvres du musée.

Cette présentation donne lieu à une exposition originale qui permet aux visiteurs de porter un regard intime sur la vie personnelle et artistique de ces artistes.

Dans l’intimité des artistes

Lorsque le visiteur arpente les galeries d’un musée, il entre tout de suite en contact avec la personnalité publique de l’artiste, avec les émotions et les idées que ce dernier a tenté d’exprimer grâce à son pinceau ou son ciseau. En revanche, rares sont les occasions de plonger dans la vie intime de cet artiste, de découvrir ses passions et de suivre le cheminement de ses pensées.

Une telle expérience est aujourd’hui possible au Musée Thyssen-Bornemisza. Une expérience dans laquelle les visiteurs sont invités à vivre un véritable voyage dans la vie de figures marquantes et essentielles de l’histoire de l’art à travers leurs correspondances.

Trente-quatre lettres et cartes postales ont été sélectionnées par Clara Marcellán – commissaire de l’exposition et conservatrice de la peinture moderne du Musée Thyssen – pour être exposées côte à côte avec certains chefs-d’œuvre du musée. Parmi ces émouvantes missives – certaines sont abondamment illustrées -, on retrouve les plus grands noms de l’histoire de l’art : Eugène Delacroix, Edgar Degas, Édouard Manet, Claude Monet, Henri Matisse, Paul Cézanne, Vincent van Gogh, Paul Gauguin, Fernand Léger, Camille Pissarro, Juan Gris, Egon Schiele, Frida Kahlo ou encore Lucien Freud.

Lettre d’Henri Matisse à sa femme Amélie. © Collection Anne-Marie Springer.

Quelques extraits permettent, sans difficulté, de réaliser l’importance de ces documents où le ton évolue entre brûlantes déclarations, insécurités, confessions et exaltations artistiques :

[…] Comme toujours, quand je m’éloigne de toi, j’emporte dans mes entrailles ton monde et ta vie, et de cela je ne peux me remettre. Ne sois pas triste – peins et vis – Je t’adore de toute ma vie. […]
Frida Kahlo à Diego Rivera

[…] Vous me demandez où est le bonheur dans ce monde. Après de nombreuses expériences je me suis convaincu qu’il n’est que dans le contentement de soi-même. Les passions ne peuvent donner ce contentement ; nous désirons toujours l’impossible, ce que nous obtenons ne nous satisfait pas. Je suppose que les gens qui ont une solide vertu doivent posséder une grande partie de ce contentement dont je fais la condition du bonheur. N’étant pas pour ma part assez vertueux pour me plaire à moi-même de ce côté-là, je me rattrape sur la satisfaction véritable que donne le travail. Il donne un bien-être réel et augmente l’indifférence pour les plaisirs qui ne le sont que de nom et dont les gens du monde sont obligés de se contenter. […]
Eugène Delacroix à la baronne Joséphine de Forget

[…] En me levant à six heures, j’ai bien cru que j’allais avoir une très mauvaise journée. Comme toujours le dimanche, pas l’ombre de brume, même c’était d’une netteté épouvantable ; puis le soleil s’était levé aveuglant [à] ne pou[voir] le regarder. La Tamise n’était que de l’or. Dieu que c’était beau, si bien que je me suis mis à l’œuvre avec frénésie suivant le soleil et ses miroitements sur l’eau. Pendant cela, les cuisines s’allument. Grâce aux fumées, la brume est venue, puis des nuages […]
Claude Monet à son épouse, Alice Hoschedé

Ces lettres, particulièrement bien choisies, révèlent autant de facettes d’artistes qui n’hésitent pas à coucher sur le papier leurs émotions, leurs craintes et leurs succès. Ils dévoilent, de la même façon, des détails cruciaux sur leurs œuvres et leurs méthodes de travail.

Une collection unique

C’est en 1994 que Anne-Marie Springer commence à collectionner les lettres autographes autour d’un thème bien précis : l’amour. La collection, qui compte aujourd’hui plus de 2 000 documents, retrace les histoires d’amour des plus grandes personnalités historiques, littéraires, artistiques et musicales. Avec les années, elle a su faire évoluer sa collection avec l’acquisition de nombreuses lettres d’artistes qui mettent en évidence leur pensée et permettent d’appréhender plus intimement leur art.

À l’occasion de cette fascinante exposition, nous avons posé cinq questions à Anne-Marie Springer sur cet amour des lettres qui la dirigea avec passion vers les lettres d’amour.


Passéisme : L’origine de votre passion se trouve dans un heureux évènement : la naissance de votre fille Zoé.

Aujourd’hui adulte, quelle relation entretient-elle avec cette collection et, surtout, la passion de la mère a-t-elle été transmise à la fille ?

Ma fille est très intéressée par la collection, particulièrement pour tout ce qui est contemporain. Cependant, il est difficile d’imposer une passion et je ne voudrais en aucun cas l’obliger à continuer dans ma voie. Je lui laisse entièrement le choix de prendre, dans le futur, les décisions qu’elle choisira.

Disons qu’elle a été, bien involontairement, l’instigatrice de cette collection mais que, par la suite, je me suis prise au jeu et ne l’ai pas impliquée, sauf à de rares exceptions, dans mes choix.

Passéisme : Tout commença par une lettre d’amour adressée à Victor Hugo par Juliette Drouet, sa compagne pendant près de cinquante ans.

Pouvez-vous nous parler de la dernière pièce ajoutée à votre collection ?

Il s’agit d’une magnifique lettre d’Yves Saint-Laurent écrite à sa mère au cours d’un séjour dans sa villa de Marrakech ; elle est illustrée de plusieurs dessins. Il lui narre son quotidien et lui manifeste un amour filial très touchant.

Passéisme : Du 30 mai au 25 septembre, le musée Thyssen-Bornemisza mettra à l’honneur une partie de votre collection en présentant une sélection de lettres d’artiste.

Quel était le processus de sélection des documents ?

J’ai proposé au musée Thyssen une série de lettres de peintres et la curatrice, Clara Marcellán, en a choisi une trentaine ; celles qui se rapprochent le plus des tableaux correspondants de leur extraordinaire collection et qui mettent en lumière l’état d’esprit, les difficultés et les joies de leurs auteurs au moment où ils les réalisent.

Il semble que c’est la première fois qu’une telle exposition, mettant en scène à la fois des tableaux et les écrits des peintres, soit organisée en Espagne et peut-être même en Europe. C’est un immense honneur pour ma collection.

Lettre d’Egon Schiele à sa femme Edith. © Collection Anne-Marie Springer.

Passéisme : Si vous deviez choisir une lettre que vous appréciez particulièrement dans cette exposition, laquelle serait-ce ?

C’est, sans doute, une lettre de Van Gogh à Émile Bernard dans laquelle il aborde à la fois ses souffrances mais aussi sa joie à décorer son atelier d’une demi-douzaine de tableaux de tournesols.

Passéisme : Vous mettez souvent en avant cette envie de partager vos découvertes à travers votre compte Instagram, les conférences et les beaux-livres qui ont été édités.

Avez-vous d’autres projets pour faire découvrir votre collection ?

Pour l’instant, il n’y a pas de projets, sauf la parution d’un livre chez Gallimard ; on y trouvera la transcription d’un petit carnet de Victor Hugo adressé à Juliette Drouet ainsi que des commentaires érudits de spécialistes.

De façon générale, un projet mène à l’autre…

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J. M. Sultan
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