Photographie : Emilia, la cadette des sœurs Schwartz. Documents : Carte autographe d'Alfred Dreyfus à Rovena Schwartz, 1902 ; lettre autographe signée de Jules Verne à Rovena Schwartz, 1896 et lettre autographe signée d'Alexandre Dumas fils à Rovena Schwartz, 1895. © Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați.

5 questions à Corina Emanuela Dobre sur l’incroyable correspondance des sœurs Schwartz

À partir de la fin du XIXe siècle, trois sœurs originaires de Galați en Roumanie vont échanger, sur une période de 70 ans, lettres et pensées avec les auteurs les plus brillants du siècle.

C’est à la Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați que se trouve un trésor méconnu. Dans le bureau des collections spéciales, l’institution conserve 714 lettres qui témoignent de la vie sociale, politique et culturelle de la fin du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle.

Pour en savoir plus sur cette étonnante collection, nous avons posé 5 questions à Corina Emanuela Dobre de la Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați.

Passéisme : Avant de mentionner les sœurs Schwartz, pourriez-vous nous présenter la Bibliothèque „V.A. Urechia” et, en particulier, ses collections spéciales ?

Corina Emanuela Dobre : Le comté de Galaţi1 a une série d’objectifs culturels et touristiques uniques à la fois dans le pays et dans le monde. Avec la plus longue falaise de tout le Danube, qui abrite l’une des plus grandes expositions permanentes de sculpture extérieure contemporaine en Europe du Sud-Est, avec d’importants théâtres et musées, des reliques historiques et des artistes célèbres, Galaţi attire par sa diversité.

La bibliothèque publique „V.A. Urechia” a été inaugurée en décembre 1889 grâce à la donation de Vasile Alexandrescu Urechia, membre de l’Académie roumaine, professeur d’histoire et homme politique. Avec une collection initiale de 5 958 unités, la bibliothèque donne du prestige à 130 ans d’activité culturelle et scientifique dans notre ville.

Notre bibliothèque offre un accès à l’information et à la culture pour une communauté d’environ 600 000 habitants au niveau du comté et environ 300 000 habitants au niveau de la ville. Aujourd’hui, la bibliothèque compte plus de 950 000 ouvrages avec environ 35 000 achats par an. Ouverte à tous, c’est une sorte de bibliothèque encyclopédique dont plus de 550 000 documents sont consultés chaque année.

Vasile Urechea Alexandrescu, figure de la renaissance culturelle roumaine.

Vasile Alexandrescu Urechia avait grandement contribué au développement de la culture roumaine – en plus d’être l’un des membres fondateurs de l’Académie roumaine, il était également président de la Société de Transylvanie, de la Société macédonienne-roumaine et de la Ligue pour l’unité culturelle de tous les Roumains. Il a légué à Galaţi un véritable « trésor culturel ». En tant qu’historien, il a publié de nombreuses chartes, documents externes et internes, il a écrit une Histoire des Roumains en 14 volumes et une Histoire des écoles en 4 volumes. Il collectionait les livres qui faisaient référence à l’origine latine du peuple roumain, livres qui font aujourd’hui partie du patrimoine culturel national regroupés sous le titre Dacoromanica.

En ce qui concerne le bureau des collections spéciales, il conserve 15 717 documents répartis dans les catégories suivantes : Livres étrangers anciens et rares (1472-1750) ; Incunables (la bibliothèque possède 12 incunables imprimés entre 1472-1494) ; éditions elzéviriennes ; documents Dacoromanica ; manuscrits anciens et modernes (roumains et étrangers) ; correspondance ; documents iconographiques et, enfin, documents cartographiques.

Que sait-on exactement des sœurs Antonie, Rovena et Emilia Schwartz ?

Née en 1876, Emilia Schwartz est en 1965 la seule survivante de la famille. Ses sœurs, Antonie et Rovena, sont décédées respectivement en 1912 et 1955. Son frère Salomon, en 1920, et le Dr Arthur, vice-président de la communauté juive de Galaţi, en 1928.

N’ayant pas de descendants, elle décide de faire don à la Bibliothèque „V.A. Urechia” des précieuses archives de la famille, composées de livres, atlas, magazines, photographies, lithographies, dessins, croquis de peintres roumains et étrangers, et, bien sûr, lettres autographes de personnages célèbres. Elle n’a pas choisi le moment par hasard puisque l’on célébrait les 75 ans de la bibliothèque, cérémonie qui avait eu lieu dans les locaux du lycée Vasile Alecsandri, fréquenté par Emilia.

Après la crise économique de 1899, de nombreuses familles juives de Galați se sont appauvries, certaines quittant la ville pour chercher fortune ailleurs. Pour leurs enfants, qui ne connaissaient pas la langue roumaine ou étaient même analphabètes, un groupe de femmes juives de Galați, dirigé par les trois sœurs Schwartz – Antonie, Rovena et Emilia -, décida à l’hiver 1901 de créer l’association et l’école Lumina. Dans cette école, qui ouvre avec une seule classe pour les filles âgées de 9 à 11 ans dans les locaux de l’hôpital des émigrants de la rue Principesa Maria, l’écriture, la lecture, l’arithmétique et la couture sont enseignées.

Les trois sœurs ont occupé divers postes de direction, à la fois au sein du comité de l’association Lumina et au sein du comité de l’école nouvellement créée. L’organisation et l’entretien des écoles impliquaient des fonds qui étaient rares, alors les sœurs Schwartz ont demandé l’aide de leurs concitoyens, de leurs connaissances, des institutions et des personnes importantes du pays et de l’étranger et, à leur grande joie, les dons ont commencé à arriver et ils étaient suffisants.

Ainsi, suite à l’intense correspondance de Rovena Schwartz, qui envoya des lettres dans de nombreuses régions d’Europe, faisant connaître l’activité caritative à Galați, le 2 avril 1901, le célèbre acteur italien Tommaso Salvini fut élu membre de l’association philanthropique Lumina de Galați.

En plus de l’école, une cantine a été mise en place, qui a fonctionné tout au long de l’année scolaire et, un peu plus tard, un cours pour les filles de plus de 11 ans, qui travaillaient pendant la semaine et qui ne pouvaient venir à l’école que le samedi et le dimanche.

Famille juive roumaine à Galați durant l’Entre-deux-guerres. Photo © Arie Inbar.

Ayant besoin d’un espace plus grand, l’école a été déplacée, en février 1902 où le comité de gestion a mis en place un service d’entretien. La nécessité d’un espace encore plus grand les a déterminés à louer un local où les filles démunies ont reçu, en plus de la formation et des vêtements gratuits, des chaussures, des fournitures scolaires et de la nourriture tout au long de l’année.

En 1906, l’école Lumina comptait plus d’un millier d’inscrits. En septembre 1912, Antonie Schwatz décède et l’association perd un membre important. Ses deux sœurs, Rovena et Emilia, ont alors décidé de poursuivre leur œuvre caritative avec dévouement.

Pendant la Première Guerre mondiale, les locaux de l’école ont été réquisitionnés par l’armée russe et les meubles ont été complètement détruits. Grâce à un important don, l’école peut déplacer son siège, où l’on rajoute « Fondation Charlote et Arnold Weinrauch » au nom de l’école. En septembre 1919, l’école rouvre ses portes avec 250 filles inscrites, en plus des adultes, quelle que soit leur confession. Grâce à d’importants dons, la cafétéria et le service d’assistance sociale sont rétablis et reçoivent de la nourriture et des vêtements de la Joint and Red Cross American Society.

Fondation Charlotte et Arnold Weinrauch, Galați, 4 août 1929. Bibliothèque de l’AIU.

En 1922, l’on commence la construction d’un nouvel espace dans la cour de l’école, à partir de fonds propres et de dons privés, d’institutions, de la communauté juive de Galați et de la Joint Reconstruction Committee Society. Le nouveau bâtiment sera plus tard connu sous le nom de Centre culturel Shalom Alehem, le seul bâtiment encore debout après la démolition de l’école.

Après la Seconde Guerre mondiale, une joyeuse lettre de Constanța Parhon au Dr Arthur Schwartz nous apprend que le 28 janvier 1948, l’école Lumina fonctionnait toujours.

Combien de lettres ces collectionneuses passionnées ont-elles accumulé ? Et quelles sont les grandes personnalités que l’on y retrouve ?

Durant plusieurs décennies, les sœurs Schwartz ont rassemblé une impressionnante collection de lettres de certaines des plus grandes personnalités de la littérature universelle. Antonie, Emilia et Rovena ont demandé aux illustres écrivains avec lesquels ils correspondaient de les guider dans leur lecture, d’avoir leur opinions sur l’actualité et, si possible, de recevoir une photographie. Les réponses reçues vont de quelques lignes sur une carte de visite à deux ou trois pages de réflexions sur le statut des femmes dans la société, la littérature ou l’astronomie.

Cette riche correspondance de plus de 700 lettres, léguée à la postérité, contient des informations importantes qui nous aident à déchiffrer certains aspects de la nature des relations humaines de cette période.

Antonie, l’aînée des sœurs Schwartz, était titulaire d’un baccalauréat en lettres et sciences, membre de la Société astronomique française, enseignante et directrice de l’école de l’association Lumina pendant 12 ans, jusqu’à sa mort en 1912. En sa mémoire, le fonds « Antonie Schwartz » a été mis en place, largement subventionné par la famille, afin de continuer à aider les diplômés pauvres qui ont obtenu de bons résultats pendant la période scolaire.

Elle a correspondu avec des personnalités illustres de l’époque, notamment : Sa Majesté Albert Ier, roi de Belgique ; le comte Angelo de Gubernatis ; le comte Constantino de Nigra ; Sully Prudhomme ; Raymond Poincaré ; Alberto von Puttkammer ; Benjamin Pandolfi ; Gabriel Monod ; Emile Holub ; Louis Hayet ; Camille Flammarion ; Ferdinand Buisson ; Marcellin Berthelot ; Jules Barthélemy-Saint-Hilaire ; Gaston Paris ; Georg Brandes ; Anatole France ; Tommaso Salvini ; Jules Simon ; Mark Twain ; Jules Verne ; Emile Zola ; Alexandre Dumas fils ; Herbert Spencer ; Johann Strauss (fils) ; Émile Duclaux ou encore Théophile Roussel.

Jules Verne. Lettre autographe signée, Amiens, 1896, à Rovena Schwartz. © Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați.

Rovena Schwartz a notamment écrit au comte Angelo de Gubernatis ; Pierre Puvis de Chavannes ; Salomon Reinach ; Ernesto Rossi ; Ermete Novelli ; Hermine Lardin de Musset (la sœur d’Alfred) ; Theodor Mommsen ; Cesare Lombroso ; Stéphane Mallarmé ; Emil Holub ; Camille Flammarion ; Hélene Golesco ; Georg Brandes ; Adolphe Carnot ; Alfred Dreyfus ; Émile Duclaux ; Alexandre Dumas fils ; V. A. Urechia ; Jules Verne ; Tommaso Salvini ; Constantin Ion Parhon et Isaac Israëls.

Emilia Schwartz, enfin, correspondait surtout avec Richard Heuberger, Ioan Bianu, Adolphe Carnot, David Emanuel, Charlotte Embden, C.I. Parhon ainsi qu’avec les peintres Josef et Isaac Israëls.

Tout un monde rempli de compositeurs, peintres, scientifiques, écrivains et hommes politiques…

Férues de culture française, les sœurs Schwartz ont écrit de 1891 à 1961. Nous savons que, dès 1894, le fameux bordereau de l’Affaire Dreyfus est découvert et plongera la France dans le conflit social que l’on connaît. Trouve-t-on des traces de l’Affaire ou du sort des Juifs2 de Roumanie dans cette correspondance ?

Rovena Schwartz a tenté de sensibiliser ses influents correspondants au sort des Juifs de Roumanie. Dans ses lettres, elle raconte comment des dizaines d’entre eux ont été chassés de leur maison en 1900 et contraints de se réfugier dans la synagogue et dans le cimetière de la ville. Elle demande notamment à Émile Zola de mentionner ce drame dans L’Aurore – où il avait publié son célèbre J’accuse ! – mais sans succès.

Concernant l’Affaire Dreyfus3, la bibliothèque conserve de nombreuses lettres qui y font référence, notamment :

Une lettre de Ferdinand Buisson à Antonie Schwartz dans laquelle il ajoute quelques réflexions sur la campagne qui se déroule en France dans le cadre du procès d’Alfred Dreyfus. L’historien Gabriel Monod a lu avec grand intérêt la lettre et l’article qui accompagne sa broche et adresse ses remerciements pour les félicitations adressées à l’occasion du succès de l’Affaire Dreyfus, qui a eu des conséquences similaires à celles qui ont suivi la Révolution française.

Émile Duclaux est « convaincu que ceux qui défendront Dreyfus triompheront ». L’écrivain allemand Berthold Auerbach est heureux que « l’affaire Dreyfus ait sensibilisé le public » en France et en Europe. Le chimiste et homme politique Adolphe Carnot, se « réjouit qu’elle soit bien informée de la situation politique en France, où la justice finira par prévaloir. »

Alfred Dreyfus. Carte autographe à Rovena Schwartz, Paris, 1902. © Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați.

Dans une autre lettre, il est ravi de leurs « opinions communes sur l’affaire Dreyfus » et précise que « l’opinion publique est induite en erreur par la presse réactionnaire. » Plus tard, en 1906, il est d’accord avec Rovena, qu’« en mettant fin à l’affaire Dreyfus, la vérité et la justice ont prévalu. » D’un autre côté, « tout ce qui se passait en Russie est effrayant. »

Et, bien sûr, nous retrouvons également une lettre de remerciement du capitaine Dreyfus, adressée le 16 octobre 1902 à Rovena Schwartz.

Enfin, pouvez-vous partager avec nos lecteurs une lettre qui vous touche particulièrement par son contenu ?

Toutes ces lettres sont, d’une certaine manière, touchantes. La bibliothèque conserve la correspondance de Jules Verne avec deux des sœurs Schwartz – Antonie et Rovena. Nous ne connaissons pas le contenu des lettres des deux sœurs mais nous pouvons supposer qu’elles ont demandé quelques lignes autographes ainsi qu’une photographie. Sur les quatre lettres qu’il leur envoie, on constate un refus poli et la dernière lettre, adressée à Rovena Schwartz, dans lequel il exprime à nouveau son regret, est probablement la plus belle.

À 68 ans, l’écrivain considérait qu’il ne pouvait plus « déranger le soleil pour le supplier de fixer ses traits sur la plaque d’un objectif ».

Émile Zola. Lettre autographe signée, Medan, 16 juin 1893, à Rovena Schwartz. © Bibliothèque „V.A. Urechia” de Galați.

En juin 1893, après une demande de conseil de lecture, Émile Zola écrivait à Rovena : « Tant qu’une jeune fille n’est pas mariée, elle dépend de ses parents ; et, quand elle est mariée, elle fait bien de prendre les conseils de son mari. Mon avis est donc que vous devrez lire mes œuvres, quand vos parents ou votre mari vous le permettront. ».

Enfin, il y a l’une des plus émouvantes, Alexandre Dumas fils qui, quelques mois avant sa mort, envoyait à sa correspondante un adage sur l’amour : « Qui a aimé deux fois n’a pas aimé. »

Notes
  • Située sur la rive gauche du Danube, Galaţi, qui a une population d'environ 250 000 habitants, est une ville qui a le rang d'importance nationale, classée septième municipe de Roumanie par habitants.
  • En 1930, la Roumanie affichait une population juive de plus de 725 000 personnes (soit 4% de la population). Suite aux désastres de la Guerre, des pogroms et des mouvements de population qui s'ensuivirent, la Roumanie compterait aujourd'hui moins de 3 000 Juifs.
  • D'intéressantes informations sur ce sujet sont disponibles dans l'étude de Mariana-Delia Pohrib : Schwartz Family from Galaţi and the Collection of Autographs belonging to some Noteworthy Personalities from the End of the XIXth Century and the Beginning of the XXth - Biografica and Bibliographical Landmarks.
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J. M. Sultan
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