Version colorisée d'une photographie en noir et blanc de Charles Dickens prise en 1858. © Charles Dickens Museum / Oliver Clyde.

Charles Dickens écrit sur l’épidémie de diphtérie en 1856 et cela a un air de déjà vu

Une maladie étrange et effrayante tue à travers le monde. L’opinion médicale est divisée et il est très difficile de se faire une idée précise de la situation. Les autorités tentent d’éviter la panique, les voyages sont perturbés et les fausses nouvelles sont monnaie courante.

Cela vous dit quelque chose ? Tout cela se passait lorsque Charles Dickens prit sa plume en août 1856 pour écrire une lettre à Sir Joseph Olliffe, médecin de l’ambassade britannique à Paris.

Cette lettre a été récemment découverte au cours de mes recherches sur la correspondance du grand écrivain. Dans ce document, Dickens remercie le médecin de l’avoir alerté sur une épidémie de diphtérie à Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, alors qu’il y était en vacances. Trois des fils de l’écrivain y étaient en fait à l’école et se préparaient pour le nouveau trimestre.

Dickens déclarait alors au médecin :

Je ne doute pas que nous soyons dans la situation la plus saine ici et dans la maison la plus pure. Pourtant, si vous nous ordonniez de partir, nous devrions obéir.

Version colorisée d’une photographie en noir et blanc de Charles Dickens prise en 1859. © Charles Dickens Museum / Oliver Clyde.

La diphtérie était alors peu connue et qualifiée par le public de « mal de gorge malin », « mal de gorge de Boulogne » ou encore de « fièvre de Boulogne ». Son nom médical, diphtérie, a été identifié par le clinicien français Pierre Bretonneau et fait référence à la membrane coriace qui se développe dans le larynx à la suite d’une infection bactérienne. C’était dangereux, contagieux et souvent mortel. La maladie se propageait de la même manière que la COVID-19 – par contact direct ou par voie respiratoire (projection de microgouttelettes).

Dans sa lettre, Dickens souligne le cas du Dr Philip Crampton, en vacances à Boulogne à peu près au même moment que lui lorsque deux de ses fils, âgés de deux et six ans, et sa femme de 39 ans sont tous morts à une semaine d’intervalle de diphtérie. Dickens continue :

Je n’avais aucune idée de quelque chose d’aussi terrible que l’expérience du pauvre Dr Crampton.

Avec la propagation de la contagion de l’autre côté de la Manche, les enquêtes scientifiques s’accélèrent et en 1860 – quatre ans après sa première détection en Angleterre – l’histoire, les symptômes et la transmissibilité de la maladie sont mieux compris.

À l’époque, Boulogne était le repaire favori des Anglais, qui représentaient 10 000 habitants (environ un quart de la population) dans les années 1850. L’auteur de David Copperfield aimait la ville qu’il qualifiait de plus « original, pittoresque, bon endroit », car il pouvait y demeurer relativement anonyme et profiter du climat estival agréable, propice à son travail. Aussi, l’on pouvait relier Boulogne depuis Londres en seulement cinq heures, via le train et le ferry de Folkestone, qui naviguait deux fois par jour.

Lettre de Charles Dickens à Sir Joseph Olliffe, page 1. © The Charles Dickens Letters Project.
Lettre de Charles Dickens à Sir Joseph Olliffe, page 2. © The Charles Dickens Letters Project.

À Boulogne, il écrit des parties de La Maison d’Âpre-Vent, Les Temps difficiles et La Petite Dorrit et en fait l’objet de son article journalistique, Our French Watering-Place, publié dans sa revue Household Words. Dickens a développé une relation chaleureuse avec son propriétaire français, Ferdiand Beaucourt-Mutuel1, qui lui a fourni un excellent hébergement – à la fois à Boulogne et, plus tard, dans le hameau de Condette où il avait installé sa maîtresse, Ellen Ternan, dans un joli nid d’amour.

Dickens a dû être inquiété par ces histoires de « mal de gorge de Boulogne » relayées par la presse et décide de renvoyer ses fils chez eux, en Angleterre, pour leur sécurité. Les autorités médicales françaises ont minimisé l’étendue de l’infection, qui a malheureusement coïncidé avec une épidémie de typhus qui sera fatale pour l’ami de Dickens, le comédien et journaliste Gilbert Abbott À Beckett. Ce dernier était également en vacances à Boulogne et – dans une autre tournure tragique – alors qu’il était mortellement malade, son fils Walter mourut de la diphtérie deux jours avant qu’il ne soit lui-même emporté par le typhus…

Portrait de Gilbert Abbott À Beckett, attribué à Charles Couzens, 1855. © National Portrait Gallery (NPG 1362).

Dans une lettre au Times du 5 septembre 1856, un groupe d’éminents médecins boulonnais notait que « à quelques exceptions près, cette maladie était confinée aux quartiers les plus pauvres de la ville et aux plus indigents de la population ». Quelques jours plus tard, le 12 septembre, une personne se faisant appeler « un autre malade de la fièvre de Boulogne » écrit au journal pour raconter qu’il séjournait dans la même pension qu’À Beckett et que sa femme avait également attrapé la diphtérie. Il conclut sa lettre en plaidant : « Si vous pouvez épargner votre précieux espace pour cette lettre, il peut également être utile d’avertir les personnes qui ont l’intention de traverser le canal vers Boulogne. »

Désinformation

Cette correspondance a provoqué la réponse des autorités médicales de Boulogne, le 16 septembre. Ils contestent les affirmations de l’« autre malade » et soulignent que la « panique » est « presque entièrement confinée aux visiteurs temporaires » – même si les médecins doivent l’admettre : « assurément, nous ne conseillerions à personne d’emmener un enfant » dans « une maison où un mal de gorge malin a récemment existé ».

Les informations erronées sur l’épidémie étaient monnaie courante : les pensions et les agences de voyage continuaient sans réserve de promouvoir Boulogne comme destination de vacances. Et, même l’hôtel où est mort À Beckett choisit de dissimuler la véritable cause de sa mort.

En tant que journaliste, Dickens était très sensible aux fausses nouvelles. Dans sa lettre à Olliffe, il observe :

Nous avons eu une connaissance générale de l’existence d’une telle Maladie à l’étranger parmi les enfants, et deux des petites connaissances de nos enfants en sont même mortes. Mais il est extrêmement difficile… de découvrir la vérité dans un tel endroit ; et les citadins ont, naturellement, particulièrement peur que je le sache, comme ayant tant de moyens de le faire mieux connaître.

En 1856, ceux qui étaient prudents avaient de meilleures chances de survie et, finalement, la vie reprit son cours pour Dickens. Ses fils retournèrent à l’école de Boulogne et il y revint plusieurs fois.

Un vaccin contre la diphtérie a été développé en 1920 mais ce n’est qu’en 1940 qu’il a été offert gratuitement aux enfants, à l’échelle nationale. Tandis que les vaccins contre la COVID-19 sont en cours de déploiement, espérons-le, la vie reviendra à la normale pour nous aussi. Nous retournerons vers nos destinations de vacances – peut-être même à Boulogne, pour marcher sur les traces de Dickens, dans cette ville qu’il aimait tant.

En savoir plus…

Dr. Leon Litvack
Le Dr. Leon Litvack a pour domaine de recherche principal la vie et les œuvres de Charles Dickens. Il est rédacteur principal du Charles Dickens Letters Project et un analyste expert des lettres et manuscrits de Dickens.

The Charles Dickens Letters Project
Ce projet publie gratuitement toute la correspondance de Charles Dickens, mise au jour depuis 2002, année de la publication du dernier volume de l’édition Pilgrim des Lettres de Charles Dickens. Chaque lettre est évaluée pour son authenticité, puis est transcrite et annotée par l’équipe de rédacteurs, chacun étant une autorité mondiale sur divers aspects de la vie et de l’œuvre de Dickens.

L’objectif est de fournir aux chercheurs, aux passionnés et à tous ceux qui souhaitent en savoir plus sur cette fascinante personnalité victorienne, un accès ouvert aux lettres de Dickens, qui en disent long sur la vie privée et publique de l’écrivain le plus célèbre de son époque.

Notes
  • Pour en savoir plus sur sa relation avec Ferdinand Beaucourt-Mutuel, voir l'étude de Janine Watrin, Une histoire d'amitié : Charles Dickens & Ferdinand Beaucourt-Mutuel, de Boulogne à Condette, 2013.
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Dr. Leon Litvack
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