Portrait : Allan Ramsay - Portrait de Jean-Jacques Rousseau. © National Galleries of Scotland. Manuscrit : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1754. © Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, Français 12760, f. 615.

La voix de Rousseau et son écho

Cet homme est trop vivant à mes yeux pour que je songe à le ressusciter.
Alain, bicentenaire de la naissance de Rousseau

Lire Rousseau, d’abord, parce que c’est beau !

Parlant de Rousseau au cours d’un entretien avec Didier Eribon, Levi-Strauss, en 1988, avoue que la lecture de Rousseau « l’embrase ». Comme Flaubert, il admire, avant tout, le style de Rousseau : « il dit en cinq mots ce que je dirai en quinze » mais cette beauté du style semble engendrer chez lui une méfiance : « Marx et Freud me font penser. A la lecture de Rousseau, je m’embrase. Dans ma perception, j’aurais du mal à faire le partage entre le subjectif et l’objectif. »

Flaubert remarquait avec humeur qu’il y avait une haine du style, une haine en fait de la littérature comme si la beauté d’un texte empêchait à tout jamais son auteur d’être pris au sérieux dans le domaine scientifique, philosophique, politique et de la même manière dans les lettres écrites de la montagne Rousseau en butte au même préjugé écrivait : « je prie les lecteurs de vouloir bien mettre à part mon beau style et d’examiner seulement si je raisonne bien ou mal ; car enfin de cela seul qu’un auteur s’exprime en bons termes je ne vois pas comment il peut s’ensuivre que cet auteur ne sait ce qu’il dit. »

Hier comme aujourd’hui, aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, Rousseau philosophe, Rousseau botaniste, Rousseau musicien, Rousseau penseur rigoureux sont regardés avec condescendance par tous ceux qui, comme le Levi-Strauss de quatre-vingts ans, n’acceptent pas ou plus d’être dérangés par un « vieux drôle », ainsi l’appelle Flaubert, un « ours », qui vient bousculer leurs certitudes dans tous les domaines. Pourtant avec quelle passion, trente ans auparavant, dans Tristes tropiques, Levi-Strauss rendait hommage, au nom de tous les ethnologues passés et à venir, à celui en qui il voyait le fondateur de leur discipline : « Rousseau notre maître, Rousseau, notre frère, envers qui nous avons montré tant d’ingratitude, mais à qui chaque page de ce livre aurait pu être dédiée, si l’hommage n’eût pas été indigne de sa grande mémoire. »

Maurice-Quentin de La Tour  – Portrait de Jean-Jacques Rousseau. © Musée Antoine-Lécuyer, 1876-0009.

Peut-être ai-je écrit mon livre Rousseau, un ours dans le salon des Lumières pour retrouver le plaisir, l’enthousiasme même qu’à la sortie de l’adolescence avaient produits chez moi la beauté et la justesse de certains passages du Contrat social et du Discours sur l’origine de l’inégalité. « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. » Toutes les justifications, toutes les poudres de perlimpinpin que les plus forts à un moment donné ont pu souffler aux yeux et aux oreilles de ceux sur lesquels ils voulaient tenter d’asseoir durablement leur domination ont pour origine cette nécessité de transformer la force en droit car « le plus fort n’est jamais assez fort. » Qui a dit mieux depuis ?

Comment les prétendus « droit du plus fort » et « droit d’esclavage » auraient-ils pu survivre aux charges de Rousseau ? « Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs, il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout… »

Qui m’interdit d’utiliser cela pour dénoncer le statut des femmes dans la société comme dans le couple ? Peut-être Rousseau a-t-il écrit sur les femmes des pages irritantes, et alors ?

Lire Rousseau, ensuite, parce qu’il dérange tout ce qui est établi

J’ai essayé de tout lire de Rousseau, je ne l’ai pas lu seule mais en compagnie de ceux et celles (de moi connus), nombreux et surprenants qui, pendant deux siècles, ont fait de lui leur confesseur, leur mentor, leur « frère ». On n’en a jamais fini de découvrir l’impact de Rousseau dans tous les domaines même les plus inattendus hier comme aujourd’hui. A sa première visite à Vincennes en 1781 la femme de Sade porte une robe « à la Jean-Jacques Rousseau », une robe chemise légère, simple dans laquelle son corps n’est plus emprisonné et Sade fait une telle scène de jalousie qu’on interdit à sa femme de revenir le voir.

La nouvelle Héloïse, best seller absolu du XVIIIe siècle a produit une véritable révolution des mœurs et amené les femmes à jeter aux orties les « corps de baleine » dans lesquels elles étouffaient : l’équivalent au XVIIIe du « enlève ton soutien-gorge mémé » au XXe. Rousseau devient un thérapeute, celui auquel on va rendre visite, auquel on écrit parce qu’on est sûr qu’ayant souffert aucune souffrance ne lui restera étrangère.

Comment ignorer, d’autre part, le fameux « la Révolution c’est la faute à Rousseau » quand on sait qu’en 1790, on installe le buste de Rousseau dans le vestibule de l’Assemblée à côté d’une copie du Contrat Social, au moment même où ceux que l’on nomme les « Rousseau du ruisseau » répandent, ce que Robert Darnton nomme, « une version fruste du rousseauisme » dans la sans-culotterie parisienne ?

Comment comprendre que Madame Roland ou Olympe de Gouges voient en Rousseau « l’ami des femmes » au moment où ce même Rousseau sert de mentor à Robespierre et à sa très virile république ? Comment ne pas constater l’omniprésence de Rousseau ?

Johann Julius Heinsius – Madame Roland, 1792. © Château de Versailles, MV 4614.

Rousseau c’est aussi un opéra, un dictionnaire de musique, les premières publications sur la botanique en français et non en latin, les premiers herbiers de poche à amener avec soi pour herboriser en marchant et en ramassant au bord du chemin les modestes plantes de son environnement non pour fabriquer des lavements ou des tisanes mais pour les étudier, les différencier, honneur qui, en son temps, était réservé aux seules plantes exotiques.

Rousseau, c’est aussi les Confessions, c’est aussi ce « tout dire », cette littérature de l’aveu, du dévoilement, de la mise à nu, qui aura une telle postérité.

Lire Rousseau, surtout, pour apprendre à jouir de soi

Rousseau, c’est aussi les Rêveries, ces promenades magnifiques où tout étant dit, où tout étant fait, dans la solitude la plus profonde, Rousseau va enfin pouvoir jouir de lui-même puisque, dit-il, pour tout le reste « il est trop tard ».

« De quelque façon que les hommes veuillent me voir ils ne sauraient changer mon être, écrit Rousseau dans la huitième promenade, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai quoi qu’ils fassent d’être en dépit d’eux ce que je suis. Ce qui m’est commun avec l’autre n’est pas une appartenance quelle qu’elle soit, ce qui m’est commun avec l’autre c’est l’irréductibilité même de ce que je suis à tout ce à quoi de l’extérieur on veut me réduire et par quoi on veut me distinguer de ceux qui m’entourent. Avant d’être ceci ou cela, je suis. »

Dans son très beau livre Jean-Jacques Rousseau et l’esprit de solitude, Georges-Arthur Goldschmidt dit, qu’enfant juif caché et battu, il a découvert en lisant les Confessions un frère en solitude et il écrit : « « Je » est ce que j’ai de plus commun avec autrui ». Ce que découvre Rousseau non par raisonnement mais par « illumination » comme Nietzsche, c’est « le foudroiement de la conscience enfin révélée à elle-même, il nous invite à remonter pas à pas, biographiquement, jusqu’à cette origine irrécusable où se fonde toute différence, toute identité, toute pensée. »

Il est peu d’œuvres conclut-il dont « le pouvoir de transgression soit aussi net, aussi puissant. » Comment ne pas être d’accord avec lui ? Il faut absolument et de toute urgence lire et relire Rousseau.

En savoir plus…
Rousseau, un ours dans le salon des Lumières
par Marie-Paule Farina. Préface de Sylvie Dallet.
Éditions L’Harmattan, 23 août 2021
Site de l’éditeur

Marie-Paule Farina
Marie-Paule Farina
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